The Project Gutenberg EBook of La T�te-Plate, by �mile Chevalier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La T�te-Plate Author: �mile Chevalier Release Date: July 30, 2006 [EBook #18944] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA T�TE-PLATE *** Produced by R�nald L�vesque A MON AMI CAMILLE DE LA BOULIE Directeur du Syndicat administratif de France. M. E.-CHEVALIER LA T�TE-PLATE PAR �MILE CHEVALIER NOUVELLE �DITION PARIS CALMANN L�VY, �DITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL L�VY FR�RES 3, RUE AUBER, 3 1890 TABLE DES MATI�RES CHAPITRE Ier. Les Captifs. II. La Colombie III. Poignet-d'Acier? IV. Pad V. L'Enl�vement VI. Tonnerre VII. Ouask�ma. VIII. Merellum IX. La Caverne de la Roche-Rouge X. Combat XI. Le Fort XII. Trappeurs libres et de la Compagnie de la baie d'Hudson XIII. La Fuite XIV. Nick Whiffles et les Dompteur de Buffles. XV. Pauvre Jacques XVI. Pauvre Jacques (suite) XVII. Le roi des mustangs XVIII. L'amour d'une Clallome XIX. La Chasse � la baleine XX. Le Carcajou. LA T�TE PLATE CHAPITRE PREMIER LES CAPTIFS --Les Chinouks sont des femmelettes. Ils ne savent pas plus vaincre leurs ennemis que les torturer. Moi, j'ai tu� deux fois quatre de leurs guerriers. --Tu as menti, Queue-de-Serpent, r�pliqua un des chefs, en frappant le prisonnier de son tomahawk. Un flot de sang jaillit de la blessure que celui-ci avait re�ue au visage. Sans pousser une plainte, il continua: --Oui, dans ma cabane, pendent les chevelures de deux fois quatre de ceux que les Chinooks appellent leurs braves sont morts en pleurant comme des daims timides. Un nouveau coup de tomahawk l'atteignit � la poitrine. Les muscles fr�mirent, ses dents grinc�rent et des gouttes de sueur perl�rent son front, mais la douleur ne lui arracha aucun cri, aucun mouvement convulsif. --Les Chinouks, poursuivit-il sto�quement, ont le bras aussi faible que l'esprit. C'est du sang de li�vre qui gonfle leur coeur. Comment pourraient-ils triompher des vaillants Clallomes, eux qui ne peuvent les renverser quand les Clallomes sont attach�s? J'ai enlev� ta femme, Oeil-de-Carcajou, et elle m'a servi comme esclave. A ces mots, l'indien qu'il interpellait bondit de fureur. Tirant de sa gaine un long couteau, il se pr�cipita sur le captif pour l'en percer. Un de ses compagnons l'arr�ta. --Non, ne le tue pas encore, lui dit-il; nous lui montrerons comment les Chinooks traitent les hiboux de son esp�ce. Et, saisissant un b�ton enflamm� qui se consumait sur un brasier voisin, il flamba les jambes de sa victime, tandis que Oeil-de-Carcajou lui faisait de larges entailles dans le ventre en vocif�rant: --Si tu as rendu ma femme esclave, je rendrai la tienne veuve, et je mangerai ta chair pour en jeter le reste aux chiens. --Mange-la donc; car tu en as besoin pour te donner le courage qui te manque, reprit froidement le Clallome. Oeil-de-Carcajou lui enlevait, pendant ce temps, une large portion de la cuisse et la d�vorait sanglante. Toujours insensible � ses horribles souffrances, le captif apostrophait ses bourreaux. --Dent-de-Loup, c'est moi qui ai tu� ton p�re � la rivi�re Taouleh; Griffe-de-Panth�re, regarde ton dos, quand tu passeras pr�s d'un ruisseau, et tu y admireras la cicatrice qu'y ont laiss�e mes fl�ches � la plaine des Buttes; Jambe-Croche, tu portes sur tes membres les marques de mon casse-t�te. Tous, je vous ai battus; tous, vous �tes des l�ches. Votre _jeesuka�n_ [1] est un fourbe qui ne conna�t rien des secrets de _Hias-soch-a-la-ti-yah_ [2]. Je vous m�prise. [Note 1: Sorcier.] [Note 2: Le Chef supr�me ou Grand Esprit.] Pendant qu'il les invectivait de la sorte, les Chinouks lac�raient le prisonnier, qui avec des haches, qui avec des lances, qui avec des tisons ardents. Son corps ne pr�senta bient�t plus qu'une plaie hideuse, que creusaient sans cesse de leurs ongles, et m�me de leurs dents, les tourmenteurs sans r�ussir pourtant � arracher un g�missement � l'infortun� Clallome. A leurs hurlements, il r�pondait par des insultes; � leurs monstrueuses pers�cutions, par des sarcasmes. Enfin, comme s'il e�t voulu porter � son comble la rage des Chinouks, il se tourna vers un guerrier accroupi sur une robe de buffle, et cria: --Est-ce que vous ne voyez pas que vous �tes poltrons comme des loups? Qui est-ce qui vous commande? Un mis�rable Bois-Br�l�! J'ai pris sa m�re, je l'ai emmen� dans mon wigwam; elle a �t� l'esclave de mes squaws, la femme de mes esclaves... Cette injure fit tressaillir le Bois-Br�l�; il se leva brusquement, s'�lan�a sur le supplici� et lui ass�na un coup de massue qui mit imm�diatement fin � ses peines terrestres. Sa vengeance accomplie, le m�tis revint s'asseoir sur la peau de buffle, alluma son calumet et examina silencieusement une jeune Indienne, fix�e, les mains derri�re le dos, � un poteau, non loin de celui ou avait p�ri le guerrier clallome. --A moi la chevelure du chef! dit un Chinouk en d�tachant le cadavre. --Elle appartient au Dompteur-de-Buffles, dit un autre. Non, reprit le premier; elle doit �tre � moi, puisque c'est moi qui ai fait prisonnier ce venimeux Clallome. Pla�ant ses deux pieds sur les �paules du mort, il souleva d'une main la t�te par ses longs cheveux, de l'autre d�crivit, avec un petit couteau en silex, une ligne qui, partant, de la nuque, allait la rejoindre en faisant le tour du cr�ne, et tirant vivement la chevelure � lui, il arracha la peau ou scalpe, qu'il agita triomphalement en s'arrosant de sang et prof�rant l'exclamation ordinaire de l'Indien victorieux: --Sasakuon (j'ai vaincu mon ennemi)! A l'exception du Dompteur-de-Buffles, en apparence �tranger � cette sc�ne, et du jeesuka�n, qui guignait sournoisement la jeune Indienne, le reste de la bande, compos�e d'une dizaine d'hommes, commen�a � danser, avec d'�pouvantables contorsions, autour du corps mutil� du Clallome. Sauf le premier aussi, tous faisaient partie de la grande famille des T�tes-Plates, �parse sur les bords de la Colombie, ou rio Columbia, entre la rivi�re Umqua, le d�troit Juan-de-Fuca, pr�s de l'�le Vancouver, et les montagnes Rocheuses. Comme leur nom l'indique, ils avaient la t�te aplatie en forme de coin. Leurs membres, longs et difformes, �taient enti�rement nus et bariol�s de peinture bizarres qui ajoutaient encore � la laideur de leurs faces, affreusement d�figur�es, autant par les tatouages qui les couturaient que par la pratique de se malaxer le cr�ne. Le Dompteur-de-Buffles �tait un sang m�l�, fils d'un Canadien-Fran�ais et d'une femme indienne. Il devait � sa valeur la haute position qu'il occupait chez les Chinouks. A la suite d'une d�faite qu'il fit essuyer aux Clallomes, les premiers l'avaient investi de l'autorit� supr�me, en lui conf�rant le titre de Hias-soch-a-la-ti-yah, ou grand chef. Il comptait, n�anmoins, plusieurs ennemis dans la tribu; entre autres, le jeesuka�n, qui ne lui pardonnait pas d'avoir la t�te ronde, comme les Europ�ens, et l'appelait, par d�rision, _pasayouk_, ou visage blanc. Son nom de Dompteur-de-Buffles lui venait d'un magnifique taureau sauvage qu'il avait pris au lasso, apprivois� et dress� si habilement, qu'il s'en servait comme d'un cheval de selle. Ce taureau, plus encore que sa force extraordinaire et sa bravoure � toute �preuve, l'avait, rendu la terreur des Indiens de la Colombie et de la Nouvelle-Cal�donie. Ils assuraient volontiers que c'�tait _Scoucoum�_, le Mauvais G�nie, et le Dompteur-de-Buffles ne manquait pas de profiter de cet effroi superstitieux pour accro�tre sa puissance et ses richesses. Il �tait court de taille, trapu, dou� d'une charpente robuste, dure et flexible comme l'acier, et d'une constitution qui ne redoutait ni les tiraillements de la faim, ni les br�lements de la soif, ni les morsures du froid bor�al, ni les ardeurs d'un soleil tropical. Un teint cuivr�, des pommettes saillantes, des cheveux longs, natt�s avec soin et orn�s de coquillages, une chemise de chasse en peau de daim, blanchie � la pierre-ponce, et fantastiquement d�cor�e avec des piquants de porc-�pic, un long collier de griffes d'ours et de d�fenses de veau marin, des mitas et des mocassins en peau de loutre, lui donnaient l'aspect d'un indig�ne de la Saskatchaouane ou de la rivi�re Rouge, � l'est des Montagnes Rocheuses; mais un anneau pass� dans la cloison de ses narines e�t indiqu� sa demi-origine chinouke, si la d�viation de ses jambes,--vice commun � toute cette race et provenant des longues heures qu'elle passe en d'�troits canots,--avait permis le moindre doute sur sa naissance. Un chapeau d'�corce de c�dre, tiss� en forme de ruche � abeilles, et enjoliv� par des dessins repr�sentant des Indiens � la p�che de la baleine, couvrait sa t�te, dont les yeux vifs et per�ants, profond�ment encaiss�s sous des sourcils �pais, d�notaient une grande p�n�tration, unie � une opini�tret� plus grande encore. Les passions bonnes et mauvaises devaient �tre soudaines, violentes, dans le coeur du Dompteur-de-Buffles, et s'y livrer une lutte incessante, acharn�e. Contrairement � l'usage des Chinouks qui ont l'habitude de s'�piler, il avait la l�vre sup�rieure ombrag�e par une petite moustache noire, fine et soyeuse. A sa ceinture de cuir de boeuf �taient pass�s des pistolets et un coutelas; pr�s de lui gisait une carabine � monture de cuivre, garnie de plumes brillantes, et son tomahawk, sorte de massue longue de deux pieds, figurant un croissant en os de cachalot, macul� de sang et des d�bris du cr�ne du malheureux qu'il venait d'�gorger. Dans la matin�e du jour o� nous les pr�sentons � nos lecteurs, le Dompteur-de-Buffles et sa troupe avaient rencontr� et battu un parti de Clallomes, sur la rive septentrionale de la Colombie. Deux prisonniers �taient rest�s entre leurs mains, un sachem et Ouask�ma, la Belle-aux-cheveux-noirs. Le premier �tait mort en brave. Ouask�ma, fille de Tanastic, chef fameux, parmi les Clallomes, attendait fi�rement le m�me sort, sachant bien que sa beaut�, sa jeunesse et son rang �taient plut�t faits pour exasp�rer que pour toucher ses ravisseurs. Le jeesuka�n chinouk, entre les mains de qui elle �tait tomb�e, avait r�solu de la br�ler vive, pour se rendre propice � Scoucoum�, l'Esprit du Mal. D�s que les Indiens eurent cess� leurs chants et leurs danses, il ordonna de pr�parer un b�cher. Mais alors le m�tis lui dit: Mon fr�re veut-il me c�der cette squaw? Le jeesuka�n, qui p�tunait gravement, les regards tourn�s vers le soleil couchant, ne r�pliqua point et le Dompteur-de-Buffles reprit: --Si mon fr�re veut me livrer cette squaw, il recevra de moi en �change deux fois vingt tiacomoshaks [3], trois fois trois couvertes de peaux de cygne, un cornet de poudre et la grande hache dont les Kingors [4] m'ont fait pr�sent. [Note 3: Pour calculer, les Indiens de la Colombie font usage du syst�me binaire. La _tiacomoshak_ est use coquille bleu qui sert de monnaie. Sa valeur est proportionn�e � sa longueur. On la p�che pr�s du rio Columbia.] [Note 4: Corruption de _King Georges_. Les Indiens nomment ainsi; les Anglais; les Am�ricains, _Boston ou Longs-Couteaux_; les Canadiens, _Franse_ ou _Pasayouk_.] Le sorcier ne parut pas avoir entendu. --J'ajouterai, dit Bois-Br�l�, une chaudi�re en fer et une pi�ce de drap rouge. --Le b�cher est-il pr�t? demanda le devin aux Indiens. --Il est pr�t, r�pondirent-ils. --Si mon fr�re m'abandonne cette squaw, je lui laisserai encore l'usage de ma belle carabine pour deux neiges, insista le chef. A cette nouvelle proposition, l'oeil du jeesuka�n s'alluma. Mais l'�clair s'�teignit aussit�t sous le voile de ses paupi�res. --Scoucoum� d�sire la vierge clallome; qu'on mette le feu au b�cher, dit-il. Alors le m�tis se leva, et faisant signe aux hommes de suspendre les pr�paratifs du sacrifice, il s'approcha du magicien et lui dit: --Que mon fr�re, le sage jeesuka�n m'entende! Qu'il dise ce qu'il veut pour la femme clallome. Mes oreilles sont ouvertes. --Chinamus, grand medawin des Chinouks, veut immoler cette vierge � Scoucoum�. Ne l'arr�te pas davantage, ou redoute le courroux du Mauvais Esprit. Les sourcils du Dompteur-de-Buffles se rapproch�rent. Il ne put ma�triser un mouvement de col�re. Ouask�ma, la Belle-aux-cheveux-noirs, semblait tout � fait indiff�rente � ce d�bat qui avait rassembl� les Chinooks autour de leurs chefs. --Et si je te donnais cette carabine, plus deux fois deux livres de plomb? demanda le Bois-Br�l�. --Ce ne serait pas assez. --Que te faudrait-il donc? --Ce que mon fr�re ne voudrait pas me donner, repartit le magicien d'un ton lent et en �tudiant la physionomie de son interlocuteur. --Chinamus, je t'ai dit que mes oreilles �taient ouvertes, mon esprit l'est aussi. Parle. --Tu promets de m'accorder ce que je te demanderai, en �change de cette squaw? --Si je l'ai, oui; quand ce serait la plus belle de mes femmes. Tu l'as; mais ce n'est pas la plus belle de tes femmes. Ce que je veux, Pasayouk... c'est le Tonnerre! --Le Tonnerre s'�cria le sachem avec un d�dain mal d�guis�; ah! c'est le Tonnerre que tu veux, et tu crois que je le troquerais contre une squaw! Une b�te que j'ai �lev�e moi-m�me, qui devance le vent, qui met en fuite nos ennemis, que nul autre que moi ne peut monter! Ah! tu voudrais le Tonnerre! Non, jeesuka�n, tu ne l'auras pas! --Mon fr�re est libre de garder le Tonnerre, mais moi je suis libre aussi de br�ler la vierge clallome r�pondit, froidement Chinamus. --Elle doit �tre br�l�e, clam�rent quelques Indiens en s'avan�ant vers la captive avec des torches enflamm�es. Le m�tis frappa violemment le sol de son mocassin. --Je casse la t�te � qui la touche! fit-il avec emportement. Et se ravisant, il dit, d'un ton plus doux, au sorcier: --Eh bien, mon fr�re, si tu y consens, je te joue mon Tonnerre contre ta captive. --Ton Tonnerre, la carabine et tout ce que tu avais promis auparavant, dit Chinamus avec une expression de cupidit� qui se refl�ta sur son visage. --Tout cela. --Jouons. --Au beullome? --Au beullome. A l'�tat primitif, autant sinon plus qu'� l'�tat civilis�, l'homme est impatient d'interroger l'avenir. C'est peut-�tre la raison pour laquelle les peuples sauvages apportent aux jeux de hasard un amour qui va jusqu'� la fr�n�sie. Ils y oublient la faim, la soif et le sommeil. D�s qu'une partie est engag�e, elle peut se prolonger pendant des journ�es et des nuits enti�res sans que les int�ress�s et m�me les spectateurs s'aper�oivent de la fuite du temps. Aussi, peine le mot beullome eut-il �t� prononc�, que les Chinouks se rang�rent de chaque c�t� des deux adversaires. Ceux-ci taill�rent dix petits morceaux de bois, longs d'un pouce environ, puis noircirent l'un d'eux � la fum�e du feu. Ensuite ils d�coup�rent, en menus filaments, une �corce de c�dre et en firent deux bottes pouvant tenir, chacune, dans la paume de la main. --Commence, mon fr�re, fit le Dompteur-de-Buffles au jeesuka�n. --Au troisi�me coup, dit le sorcier, prenant une botte de chaque main et m�lant adroitement les b�tons entre les filaments. --Comme il te plaira, mon fr�re, r�pondit le Bois-Br�l� l'arr�tant et ajoutant sur le champ: Le noir est dans ta main droite. --C'est vrai, r�pliqua l'autre avec un d�pit concentr�. Il ouvrit les doigts, et le morceau de bois noirci se trouva en effet dans la paume de sa main droite. Le Dompteur-de-Buffles avait gagn� la premi�re manche, si je puis me servir de ce terme, un peu bien polic� pour le pays et les gens dont je parle. --Mon fr�re le Dompteur-de-Buffles est un grand chef! il vaincra notre fr�re le medawin, dit Oeil-de-Carcajou, qui gardait une vieille rancune au devin. --Scoucoum� prot�gera son fid�le Chinamus, riposta Griffe-de-Panth�re avec un regard obs�quieux au sorcier. --M�le les _loros_, Pasayouk, dit s�chement ce dernier au Bois-Br�l�. Et quand il eut fini. --Dans la droite, dit-il. Il ne s'�tait pas tromp�. Les Indiens, qui ne, souhaitaient rien tant que de br�ler Ouask�ma, se mirent � entonner de leur voix discordante et gutturale, le _he-hui-hie_, chant oblig� de tous les jeux, parmi les Chinouks. La captive ne soufflait mot, n'accordait aucune attention � cette partie o� sa destin�e �tait en jeu. Elle contemplait m�lancoliquement le soleil dont les derniers rayons teignaient d'un rouge pourpre les ondes paisibles de l'oc�an Pacifique. Le sachem lui adressa un regard passionn�, en reprenant les loros. Ouask�ma ne le remarqua point. --Dans la gauche, dit Chinamus. --Non, il est dans la droite, repartit le Bois-Br�l�, en montrant l'atout, plac� dans sa main droite avec les fibrilles de c�dre. Suivant les r�gles du beullome, le coup �tait nul. --Donne-moi les paquets, dit le medawin, il m�langea rapidement les b�tons et les �corces. --Dans la droite! s'�cria le Dompteur-de-Buffles. --Non, r�pondit Chinamus, fermant les poings, et essayant d'escamoter le morceau de bois noir. Son antagoniste ne lui en laissa pas le temps, et, appliquant un coup de son tomahawk sur la main droite du devin, il fit tomber le b�ton. Chinamus se releva, poussa un rugissement de rage, saisit une fl�che et en frappa le Dompteur-de-Buffles, en disant: --La vierge chinouke est � moi. Elle sera br�l�e! Le m�tis tomba roide sur le sol. Cet acte d'audace avait interdit les Chinouks, qui ne savaient trop s'ils devaient approuver ou condamner la conduite du jeesuka�n, quand cinq coups de feu, tir�s simultan�ment et qui abattirent quatre des leurs, apport�rent une foudroyante diversion dans les pens�es de ceux qui demeur�rent debout. CHAPITRE II LA COLOMBIE [5] [Note 5: Je me fais un vrai plaisir de d�clarer ici combien je suis redevable, pour cet ouvrage, � l'admirable travail de M. Duflot de Mofras, sur l'Or�gon.] Quelques d�tails topographiques et ethnographiques sur le th��tre de ce drame me paraissent indispensables. La Colombie, situ�e entre les 46� et 50� de latitude, 40� et 47� de longitude, est born�e au nord par l'�le de Vancouver; au sud par la rivi�re Umqua, d�couverte, en 1543, par les Espagnols; � l'est, par la cha�ne des montagnes Rocheuses; � l'ouest, par le Pacifique. Un fleuve fort important, le rio Columbia, ou rivi�re Colombie, comme l'ont appel� les Canadiens-Fran�ais, la partage en deux. Ce fleuve, qui prend sa source dans les montagnes Rocheuses, entre les pics Browne et Hooker, points culminants de l'Am�rique septentrionale, part du 53� de latitude environ, pour aller, apr�s un cours de cinq cents lieues, se jeter dans l'oc�an Pacifique par lat. 46� 49' nord. Chose singuli�re, unique peut-�tre dans les annales de l'hydrographie, le rio Columbia descend d'un petit lac, nomm� lac du _Bol de punch du Comit�_, lequel donne naissance � un autre cours d'eau consid�rable, l'Arthabasca, qui va se verser dans l'oc�an Atlantique, par la baie d'Hudson... Ce lac mesure � peine une lieue de circonf�rence! Un capitaine espagnol, don Bruno de Heceta, reconnut le premier le Columbia, le 17 ao�t 1775. Il l'appela rio de San-Roque, et l'entr�e qui d�crit une pointe tr�s-basse, allong�e, couverte de magnifiques conif�res semblant �merger des eaux, re�ut le nom de cap Frondoso. Treize ans plus tard, le 7 juillet 1788, le capitaine anglais Meares, ayant navigu� dans ces parages sans apercevoir le fleuve, d�clara qu'il ne se trouvait que dans l'imagination de don Bruno de Heceta. Et, pour mieux le prouver, il baptisa l'endroit cap D�sappointement. Quatre ann�es se pass�rent encore sans que l'existence de ce roi des eaux fut un fait acquis � la g�ographie. Enfin, le 13 mai 1792, le capitaine am�ricain Gray p�n�tra dans le fleuve avec le navire marchand de Boston, _Columbia_, qui lui laissa son nom. Le rio Columbia arrose une superficie de 196,500 milles carr�s. Il suit une marche irr�guli�re, plongeant vers le sud, pour remonter � l'ouest � travers les contr�es les plus diff�rentes par leur climat leur sol, leur production. Froid et glacial au pied des montagnes Rocheuses, il se pr�cipite avec furie entre des rives profond�ment escarp�es, bondit sur des roches volcaniques nues, hurle comme une b�te fauve contre ses inexorables barri�res, �cume, bouillonne, fait rage pour sortir de sa prison, puis tombe avec un redoublement de fracas d'une cascade formidable, et prom�ne ensuite ses ondes limpides, bleues comme l'azur c�leste, au sein d'une prairie luxuriante o� la nature a rassembl�, avec amour, tous les tr�sors de sa f�condit�. Alors le Columbia se fait paisible, majestueux, comme pour admirer cette puissante v�g�tation dont il est le p�re nourricier. Ailleurs, il se recueille, se ramasse et s'�lance sous les arceaux d'une sombre for�t de pins g�ants; plus loin, le voici qui joue parmi des aiguilles de basalte, hautes comme la nue et qui r�fl�chissent leurs pointes effil�es dans son miroir de cristal; au del� il d�ploie imp�rialement son manteau liquide dans un lac immense, enclav� entre des montagnes au front sourcilleux, �ternellement drap� de neige; ailleurs encore, vous le verrez diviser ses forces, envoyer les unes au sud, les autres � l'ouest, puis se tordre, se rouler comme un colossal serpent, tant�t entre des rives fleuries, parfum�es des plus suaves ar�mes, tant�t sur des masses de laves arides, chenues, ou au milieu de marais fangeux, jusqu'� ce qu'il vienne enfin se marier � l'oc�an. L'estuaire de la Colombie a une largeur de trois lieues. Il est form� par deux pointes en bec d'oiseau de proie, dont l'une, au sud, est nomm�e pointe Adams ou cap Frondoso; l'autre, au nord, cap Rochon ou D�sappointement. Les abords de la pointe Adams sont parsem�s d'�lots charmants, o� la faune et la flore des deux p�les se trouvent confondues dans un heureux m�lange. Quant au cap D�sappointement, c'est une montagne arrondie, �lev�e de cent vingt m�tres au-dessus de la mer et jadis couronn�e de pins de la plus grande esp�ce. Ils atteignent soixante pieds de circonf�rence et trois cents de hauteur. L'�corce a plus d'un pied d'�paisseur. Les Anglais ont abattu les arbres qui ombrageaient le cap D�sappointement, � l'exception de trois, qui furent �lagu�s et conserv�s pour servir � guider les navires dans la passe, extr�mement dangereuse � cause des bancs de sable flottants qui l'encombrent sans cesse. Le mugissement des vagues contre la barre se fait entendre � plusieurs lieues de distance. Cette barre occupe une largeur de quinze cents m�tres. Les �normes lames qui la balaient en temps de tourmente, montent jusqu'� soixante pieds de hauteur. Aussi l'entr�e de la Colombie est-elle fort redout�e des marins; dans leur langage m�taphorique, ils l'ont d�nomm�e _le Trou du Diable_. A peine l'a-t-on franchie, cependant, que la sc�ne change et prend une physionomie ravissante. Des campagnes fertiles, un climat doux et temp�r�, r�jouissent les yeux et le coeur. On sent que ce pays, encore aux trois quarts sauvage, est destin� � devenir un des si�ges les plus florissants de la civilisation. En 1822, �poque de notre r�cit, les blancs �taient rares sur le littoral de la Colombie, principalement habit� par les Indiens T�tes-Plates. N�anmoins, quelques �tablissements y avaient �t� fond�s par les Am�ricains et les Anglais; mais les diff�rends continuels des deux nations et l'aversion des Peaux-Rouges pour les Visages-P�les ne permettaient gu�re � ces �tablissements de prosp�rer. Leur histoire est, du reste, aussi br�ve que lugubre. En 1809, un Am�ricain d'une intelligence peu commune, d'une volont� de fer, M. J. Astor fonda une association pour la traite des pelleteries. Cette association se proposait de faire concurrence � la Compagnie de la bale d'Hudson, dont les empi�tements, par del� les montagnes Rocheuses, commen�aient � inqui�ter les Yankees, qui r�clamaient, comme leur propri�t�, le territoire de la Colombie. La soci�t� de M. Astor prit le titre de Compagnie des fourrures du Pacifique. Plusieurs agents de la Compagnie canadienne du Nord-Ouest, �tablie � Montr�al, se joignirent M. Astor, en haine de la Compagnie anglaise de la baie d'Hudson. De ce nombre fut M. Alexandre M'Kay, ancien compagnon du c�l�bre voyageur sir Alexandre M'Kenzie, qui, le premier, chercha et d�couvrit une route pour se rendre, par terre, des c�tes occidentales de l'Atlantique � l'oc�an Glacial. En vertu de l'acte d'association de la nouvelle Compagnie, une seule factorerie devait d'abord �tre �tablie � l'embouchure du rio Columbia. Un navire de New-York porterait annuellement des approvisionnements aux facteurs, se chargerait des pelleteries qu'ils auraient recueillies, irait ensuite les vendre: � Canton, en Chine, et rapporterait les produits au lieu d' embarquement. Le _Tonquin_ inaugura les voyages. Il partit de New-York pendant l'automne de 1810 et arriva � sa destination au milieu de l'hiver. Son �quipage se composait d'Am�ricains et de Canadiens, tous gens hardis et d�cid�s � mener � bonne fin leur p�rilleuse entreprise. A quelques lieues de l'embouchure du fleuve, ils �lev�rent un fort qui fut appel� Astoria. Le 5 juillet 1811, le _Tonquin_ levait l'ancre avec une cargaison de fourrures. Mais s'�tant arr�t� pr�s de l'�le Vancouver pour faire de l'eau, il fut attaqu� par les indig�nes, qui massacr�rent tous ceux qui se trouvaient � son bord. Deux ans apr�s, le 12 d�cembre 1813, la corvette de guerre anglaise le _Racoon_, command�e par le capitaine Black, ruinait l'�tablissement d'Astoria. Il ne se releva point; mais l'impulsion �tait donn�e. Des bandes ou partis d'Am�ricains, de Canadiens et d'Anglais, se livr�rent, soit individuellement, soit en soci�t�, � la traite des pelleteries, sur les c�tes du Pacifique, en s'avan�ant dans l'int�rieur des terres, par le rio Columbia, jusqu'au moment o� un aventurier anglais, le docteur McLoughlin jeta, en 1824, les fondements d'une factorerie consid�rable qui prit le nom de fort Vancouver. Le fort Vancouver, b�ti � trente lieues en amont du fleuve, fut compris dans les possessions de la Compagnie de la baie d'Hudson, qui, comme je l'ai dit dans mes pr�c�dents ouvrages [6], monopolisa tout le commerce, depuis le 45� de latitude jusqu'au cercle polaire, et de la baie d'Hudson jusqu'au Pacifique. [Note 6: Voir entre autres _la Huronne_ et les _Pieds-Noirs_.] D�s le commencement du si�cle, elle d�clarait aux Compagnies rivales et aux francs trappeurs une guerre � outrance. Mais, � partir de 1815, elle ne recula devant aucun moyen pour les faire dispara�tre du territoire o� elle exer�ait un pouvoir sans contr�le. Le vol, la d�vastation et l'assassinat furent impun�ment perp�tr�s par ses agents. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'elle pressurait et d�cimait les peuplades indiennes. Ces peuplades �taient et sont encore, sur le versant occidental des montagnes Rocheuses, et le long de la rive orientale de la Colombie, les T�tes-Plates, proprement dites; les Nez-Perc�s, les Serpents et les Chinouks; le long de la rive septentrionale, les Okanagans, les Nesquallys, les Chinamus, les Clallomes. Ceux qui vivent � la base des montagnes ressemblent assez par leurs moeurs, leurs usages, leur langue et leur costume � la grande race algonquine r�pandue entre le versant oriental, le lac Huron et la factorerie d'York, sur la baie d'Hudson [7]. Mais les riverains du Pacifique en diff�rent totalement. Ils portent peu ou point de v�tements, se tatouent le corps, parlent un langage dur et m�nent pour la plupart une existence mis�rable. [Note 7: Voir _la Huronne._] La famille chinouke reconna�t deux divinit�s principales, Hias-soch-a-la-ti-yah, le Grand Esprit ou chef supr�me, et Scoucoum�, l'Esprit du Mal. A ce dernier elle fait des sacrifices, lui immole des victimes humaines. Sa gen�se est �trange. L'homme fut cr�� par un Dieu, Etalapas. Mais, � l'origine, l'homme �tait parfait. Le souffle de vie ne l'animait pas. Sa bouche n'�tait pas divis�e, ses yeux �taient ferm�s, ses pieds et ses mains �taient rigides. C'�tait, une statue, rien de plus. Le feu prom�th�en lui manquait. Un autre dieu, non moins puissant, mais plus charitable qu'Etalapas, eut piti� de ce triste �tat de l'homme. Il lui ouvrit la bouche et les yeux, insuffla le mouvement dans ses bras et ses jambes, puis il lui apprit � s'en servir pour fabriquer des armes, des filets et toutes les choses n�cessaire � son �tre. La cosmogonie des Algonquins, par contre, a une analogie si remarquable avec la tradition biblique que, quoiqu'elle s'�loigne de mon sujet, je ne puis r�sister au d�sir de la citer. �Au commencement, disent-ils, il y avait six hommes. Les femmes n'existaient pas alors et les six hommes craignaient que leur race ne s'�teignit avec eux. Ils d�lib�raient sur les moyens de la perp�tuer, quand ils apprirent qu'il y en avait une au ciel. �On prolongea le conseil et il fut convenu que Hougoaho, l'un d'eux, monterait. �Ce qui parut d'abord impossible. �Mais des oiseaux lui pr�t�rent le secours de leurs ailes et le port�rent dans les airs. �Arriv� au ciel, il apprit que la femme avait coutume de venir puiser de l'eau aupr�s d'un arbre, au pied duquel il attendit qu'elle v�nt. �Et la voici venir, en effet. Hougoaho cause avec elle et lui fait un pr�sent de graisse d'ours. �Une femme causeuse qui re�oit des pr�sents n'est pas longtemps victorieuse. �Celle-ci fut faible dans le ciel m�me. �Manitou s'en aper�ut, et, dans sa col�re, la pr�cipita en bas. Mais une tortue la re�ut sur son dos, o� la loutre et d'autres poissons apport�rent du limon du fond de la mer et form�rent une petite �le qui s'�tendit peu � peu et finit par constituer tout le globe.� Cette l�gende, que j'ai souvent entendu raconter sur les bords du Saint-Laurent, je l'abandonne aux commentaires des �rudits et reviens aux Chinouks. Ils sont tr�s-superstitieux, et, comme exemple, je citerai ce fait: ils enl�vent et enterrent le coeur des saumons qu'ils ont pris; cela, probablement, dans le but de se rendre favorable la divinit� qui pr�side aux tribus aquatiques. Les sorciers jeesuka�ns exercent une grande influence sur leur esprit. Un Chinook tombe-t-il malade, on le place sur des nattes de jonc �lev�es de quatre ou cinq pieds du sol et entour�es par une pente en planche. Deux jeesuka�ns sont mand�s. On leur fait force pr�sents pour les d�terminer venir. Une fois arriv�s, ils montent sur les nattes pr�s du patient, et commencent � psalmodier d'un ton bas et lent une sorte de chant nasal. Chacun d'eux tient � la main un b�ton long de quatre � cinq pieds, emmaillot� dans une peau de serpent, et marque la mesure. Au bout de quelques minutes, la gamme hausse et s'acc�l�re. Les magiciens s'agitent, se d�m�nent comme des �nergum�nes. Bient�t le bruit devient assourdissant, et se continue jusqu'� ce que les exorciseurs, tremp�s de sueur, � court d'haleine, s'affaissent, � moiti� morts, aupr�s de leur client. Pendant tout le temps de l'op�ration, la famille vaque � ses travaux journaliers comme si de rien n'�tait. Un enfant meurt-il, le p�re s'en prend � la m�re et la tue, parce que, dit-il, elle lui a jet� un sort � sa naissance. Un touriste canadien, M. Paul Kane, dont la relation a �t� �l�gamment traduite par M. Edouard Delessert, rapporte la trag�die suivante: Casanov (chef chinouk) perdit son fils unique et l'enterra dans l'enceinte du fort. Il �tait mort de consomption, maladie tr�s-commune chez les Indiens et qui vient sans doute de ce qu'ils sont constamment expos�s aux vicissitudes des saisons. La bi�re fut faite assez grande pour contenir tous les objets suppos�s n�cessaires pour son confort dans le monde des esprits. Le chapelain du fort fit la c�r�monie habituelle; sur la tombe, et Casanov rentra dans sa case o�, le soir m�me, il attenta � la vie de la m�re de son enfant.... C'est une opinion r�pandue parmi les chefs qu'eux et leurs fils ont trop d'importance pour mourir d'une mani�re naturelle; � quelque �poque que l'�v�nement arrive, ils l'attribuent � la mauvaise influence exerc�e par quelque autre individu qu'ils d�signent souvent de la mani�re la plus capricieuse; le plus souvent ils font tomber leur choix sur les personnes qui leur sont les plus ch�res. Cette fois-l�, Casanov prit pour victime la m�re afflig�e, quoique, pendant la maladie de son fils, elle eut �t� la plus assidue et la plus d�vou�e servante, et que, de ses diverses femmes, elle fut celle qu'il aim�t le plus. Mais c'est la croyance g�n�rale des Indiens de l'ouest des montagnes que plus la perte qu'ils s'infligent � eux-m�mes est grande, plus la manifestation de leur douleur est agr�able � l'�me du d�funt. Casanov me fit conna�tre la raison intime de son d�sir de tuer sa femme: elle avait �t� si bien l'esclave de son fils, si n�cessaire � son bien-�tre et � son bonheur dans ce monde, qu'il devait l'envoyer pr�s de lui pour qu'elle l'accompagn�t dans son long voyage, n�anmoins, la pauvre m�re parvint � s'enfuir dans les Bois et � se rendre le lendemain au fort Vancouver, o� elle implora protection. Elle se tint, en cons�quence, cach�e pendant quelques jours jusqu'� ce que ses parents eussent fix� leur r�sidence et la sienne � la pointe Chinouke. En ce m�me temps, une femme fut trouv�e assassin�e dans les bois; on attribue universellement ce meurtre � Casanov ou � quelqu'un de ses �missaires. Les Chinouks ne br�lent pas leurs morts, mais ils emplissent les narines des cadavres d'une esp�ce de coquillages nomm�s a�qua, et ils fixent sur les paupi�res des bandelettes de grains de verre ou d'�toffe. Le corps est par� de ses v�tements de f�te; puis envelopp� dans des peaux d'animaux ou des couvertures de laine et enseveli, la face tourn�e vers la terre et la t�te suivant le cours d'une rivi�re, dans un canot form� avec des �corces, �lev� sur quatre poteaux et soutenu par des barres transversales. Des branches d'arbres, lichees autour de ce s�pulcre a�rien, supportent tous les ustensiles dont le d�funt a fait usage pendant sa vie. Les c�r�monies fun�bres se font au milieu des chants des jeesuka�ns et des hurlements des femmes et des parents du mort, qui le pleurent pendant plusieurs semaines. Les tombeaux sont sacr�s. Malheur � l'imprudent qui toucherait � l'un des objets qu'ils renferment! Les Chinouks vivent en famille dans de grandes huttes d'�corce de c�dre, o� les lits sont dispos�s comme les cadres dans les cabines d'un navire. Ils ne se v�tissent gu�re qu'en hiver; alors ils portent un manteau de peaux de rats musqu�s ou de veau marin. Une ceinture (kalaquart�) en filaments d'�corce de c�dre compose, pour l'�t�, le costume ordinaire des femmes. Mais, quand la saison est rigoureuse, elles se couvrent d'une tunique faite avec des peaux de cygnes ou d'oies sauvages. Le poisson, le gibier et des racines de kamassas (camassa esculenta) et de ouappatou (sagitta folia commune), bulbes qui, par la saveur et la forme, ressemblent assez � l'oignon, constituent la base de leur alimentation. Leurs armes ont assez de rapport avec celles des autres tribus sauvages de l'Am�rique du Nord pour que je croie inutile de les d�crire sp�cialement ici. Ces particularit�s donn�es, je reprends, pour ne plus le quitter, le fil de ma narration. CHAPITRE III POIGNET-D'ACIER Le matin du jour o� se passait la trag�die rapport�e dans le premier chapitre de ce livre, un homme se promenait, pensif, devant une cabane grossi�rement construite, pr�s d'un monceau de ruines, le long de la pointe Georges, sur la rive sud de la Colombie, quelques milles de son embouchure. L'homme �tait connu, dans le d�sert am�ricain, sous le nom de Poignet-d'Acier. Les ruines �taient celles du fort Astoria. Poignet-d'Acier avait atteint la maturit� de l'�ge. Sa taille �tait �lanc�e, sa musculature fine, souple, gracieuse dans son jeu; elle annon�ait la vigueur unie � l'agilit�. Il avait les traits fortement accus�s, un peu secs, et sa physionomie e�t �t� dure sans une barbe noire qui la masquait en partie et en adoucissait les angles. Son oeil, fr�quemment voil� par quelque pens�e am�re, s'animait de lueurs �blouissantes quand il voulait se fixer sur une personne ou un objet. Son �clat devenait alors insoutenable. Il fascinait, faisait froid au coeur. A la vue de ce personnage, on se sentait en pr�sence d'une de ces existences ravag�es par les passions, dont la lave, toujours bouillante dans leur sein, menace � tout instant de faire �ruption. Poignet-d'Acier portait le costume habituel des aventuriers du littoral du Pacifique: chapeau de racines de c�dre � larges bords, chemise de chasse en peau d'�lan, une ceinture en cuir de veau marin, d'o� pendaient des pistolets, une hache et un large couteau de chasse. Des culottes fabriqu�es avec le poil d'un grosses-cornes, et des bottes molles, montant au-dessus du genou, lui tenaient lieu de mitas et de mocassins, une grande poudri�re et un �tui de fer-blanc �taient pass�s en sautoir derri�re son dos. Un fusil � deux coups reposait n�gligemment sur son avant-bras droit. Le tableau qui se d�roulait aux pieds du promeneur avait une de ces magnificences prodigieuses que l'on ne trouve gu�re dans les pays cultiv�s. Au premier plan, la Colombie, qui, de l'indigo de ses ondes profondes, formait un cadre, saisissant par le contraste, aux �les verdoyantes, aux bancs de sable dor�s dont elle est marquet�e � cet endroit; au deuxi�me plan, des rives escarp�es, panach�es de pins superbes, puis le mont Sainte-H�l�ne, de forme conique, coiff� de neiges �ternelles, et, dans les derniers lointains, le ciel m�lant son azur avec l'�meraude des incommensurables prairies. Des pha�tons du tropique au cri guttural, de grands albatros bruns, de lourds cormorans �gayaient le paysage en rasant la surface du fleuve, tandis que des nu�es de corneilles, planant au-dessus de la gr�ve, fondaient, de moment en moment, sur les coquillages que la mar�e y avait apport�s, les saisissaient entre leurs grilles, s'�levaient en l'air, les laissaient retomber sur les rochers o� ils se brisaient et o� les intelligents oiseaux descendaient pour d�vorer le contenu. Sur cette m�me gr�ve, on voyait encore jouer ou se chauffer au soleil des troupeaux de loups matins au blanc pelage. A quelques pas, des souffleurs, sortant des eaux leur grosse t�te noir�tre, lan�aient dans l'espace des guirlandes de pierreries liquides; au milieu d'eux, un banc d'aloses faisait miroiter ses �cailles diamant�es en cherchant � happer une proie parmi les essaims de mannes [8], si press�s qu'on e�t dit qu'une gaze grise �tait r�pandue sur les places qu'ils avaient Enfin, deux faucons � t�te jaune d�crivaient des cercles concentriques au-dessus du banc d'aloses. A tour de r�le l'un d'eux tombait, avec la rapidit� de la foudre, sur les poissons, en enlevait un et le portait, en poussant des cris aigus, au sommet d'un rocher, sur une �le voisine; ensuite il revenait et continuait la p�che. [Note 8: Sorte de grosse mouche gris�tre, tr�s-abondante, qui suit bancs d'aloses.] Sur la c�te o� se tenait Poignet-d'Acier, le spectacle n'�tait pas moins attrayant. Une riche verdure �maill�e de violettes, d'oeillets, de dents-de-lion, d'ang�lique, la tapissait. Autour des d�combres du fort, des sureaux et des merisiers en fleurs remplissaient l'atmosph�re de p�n�trants parfums tandis que des colibris, des oiseaux-mouches, empenn�s d'�meraudes et de rubis, voltigeaient � la cime, m�lant leur p�piement aux notes argentines de la fauvette et au cri aigrelet du goguelu. Si captivants quo fussent ces charmes naturels, ils ne parlaient toutefois ni � l'esprit ni au coeur de Poignet-d'Acier. Il marchait distraitement, par mouvements saccad�s, et ses yeux demeuraient attach�s au sol. Des lambeaux de phrases s'�chappaient par intervalle de ses l�vres. Oui, disait-il, avec de l'or, quelques grains de cette poussi�re jaune qu'on estime tant, je sauverais mon pays! Je l'arracherais � ces mis�rables Anglais, dont l'implacable cruaut� seule �gale la perfidie... Et apr�s un instant de silence: --A quoi bon cette ambition! Les hommes valent-ils la peine qu'on s'occupe d'eux!... Non. Mais ma vengeance! Oh! ma vengeance, elle ne sera assouvie que quand j'aurai chass� du Canada les usurpateurs qui l'oppriment, qui portent le d�shonneur... Ses traits se contract�rent, sa main droite se crispa au canon de son fusil. Mais de l'or reprit-il au bout d'une minute, de l'or qui m'en donnera? O� en trouver? Depuis six ans que je fais ici la traite des pelleteries, � mes risques et p�rils, pers�cut� par les agents de cette inf�me Compagnie de la baie d'Hudson, traqu� nuit et jour par les Indiens, depuis six ans, qu'ai-je amass�?... rien, ou presque rien... On dit cependant qu'il y a par-l�, vers le nord, des mines aurif�res! Ce Chinouk m'avait promis de m'y conduire. La p�pite qu'il m'a donn�e est bien en or... en or fin... Et cet Indien a disparu � l'heure de partir!... Oh! la destin�e, l'implacable destin�e me poursuivra donc toujours et partout... Oui, il est des hommes condamn�s au malheur, du berceau � la tombe, peut-�tre m�me au del�!... Si j'avais de l'or, pourtant! Avec l'or, pas d'obstacles: la fatalit� est vaincue! Poignet-d'Acier s'arr�ta, tira de son �tui un grain d'or brut pesant environ deux onces, l'examina, et, �tendant sa main dans la direction du mont Sainte-H�l�ne, il s'�cria, avec l'accent d'une in�branlable volont�: --C'est l�, l� qu'est la mine. J'irai, je la d�couvrirai, ou... il s'interrompit tout � coup, � l'aspect d'un trappeur qui sortait de la cabane. --Ah! tu viens me dire que le repas est pr�t, mon bon Jacques; mais je n'ai pas faim, fit-il en s'avan�ant vers le trappeur, vieillard blanchi par les ans, quoique d'une apparence robuste et alerte. --Voil� encore la tristesse qui vous prend, monsieur Villefranche... --Jacques, r�pondit Poignet-d'Acier d'un ton qui voulait �tre s�v�re, mais qui n'�tait que m�lancolique, je t'ai d�j� d�fendu de m'appeler par ce nom. --L'habitude, mon cher ma�tre... --N'en parlons plus. Pour te faire plaisir, je d�jeunerai. Ils entr�rent dans la cabane. C'�tait une habitation primitive s'il en fut. Elle ne diff�rait de celle des Indiens chinouks que parce que le foyer �tait plac� dans un coin, au lieu d'�tre �tabli au centre. Des armes et des filets �taient appendus aux parois de la muraille. �� et l� des paquets de pelleterie servaient de si�ge on �taient empil�s les uns sur les autres. A des perches transversales, qui reliaient les quatre murs de la hutte, on avait accroch� des quartiers de venaison, des chapelets de poissons boucan�s et des bottes de plantes l�gumineuses. Une table grossi�re occupait le milieu. --Je vous ai, dit Jacques � Poignet-d'Acier, pr�par� un g�teau de kamassas nouvelles. Il est aussi friand que s'il �tait fait avec de la farine de froment. Go�tez-y, monsieur... --Encore! tu es incorrigible! --Puis-je oublier, monsieur Villefranche... Il s'arr�ta court, et l'aventurier se mit � rire. --Continue, mon bon Jacques; tu n'as pas ton pareil ici-bas. Ah! si tous les hommes �taient comme toi, ils ne feraient pas long s�jour sur cette terre. --Vous servirai-je une tranche de saumon? --Assieds-toi, d'abord, � c�t� de moi. Jacques ob�it en se d�couvrant respectueusement. --Excellente nature, murmura Poignet-d'Acier. Puis il ajouta en apart�: --Excellente, oui, mais sans initiative, bonne pour servir, voil� tout! --Vous savez, monsieur, dit le domestique, que le navire ancr� au-dessous du cap Frondoso met � la voile demain matin pour New-York. --Ah! fit l'aventurier en fron�ant l�g�rement les sourcils, et il te faut de l'argent pour ton prot�g�. --Si monsieur... --Oui, dit Poignet-d'Acier en tirant une bourse de cuir, voil� cent piastres. --Merci, monsieur, dit Jacques avec une expression de reconnaissance intraduisible. On m'a �crit qu'il �tait si beau, qu'il vous ressemblait, le petit Alfred! --Jacques, s'�cria le ma�tre, pour la milli�me fois, je t'enjoins de ne plus prononcer ce nom-l� devant moi! --Pardon, mon.... --Qu'il n'en soit plus question! Voudrais-tu donc me faire mourir? Ne sais-tu pas que le remords me poursuit? Cette femme m'avait trahi? Mais �tais-je en droit de la faire p�rir de chagrin, lentement, � petit feu... Et ma fille, car c'�tait ma fille Ad�le, j'en suis s�r, mais ne suis-je pas la cause de son empoisonnement? Elle s'est suicid�e apr�s sa faute, parce qu'elle redoutait ma s�v�rit�, parce que, peut-�tre, je l'aurais tu�e comme j'ai tu� son amant, cet Hermisson [9]. [Note 9: Voir la _Huronne_.] --Mais si monsieur voulait revoir les pauvres jumeaux, ses petits-enfants? hasarda le vieux serviteur. --Ses petits-enfants! tonna Poignet-d'Acier; ses petits-enfants! Que veux-tu dire? Est-ce � moi que tu parles? Les enfants sont les enfants d'un Anglais. Je nie qu'ils aient du sang fran�ais dans les veines! Ma fille �tait une mis�rable!... une maudite, comme sa m�re! Apr�s ces mots, articul�s d'une voix strangul�e, Villefranche se leva, les yeux inject�s de sang, le visage en feu et arpenta la cabane � grands pas. Ayant fait cinq ou six tours, il recomposa son visage, en homme habitu� depuis longtemps � refouler ses �motions les plus violentes, et, s'asseyant de nouveau � la table, il tendit la main au vieillard, en lui disant: --Excuse mon emportement, Jacques. Tu enverras l'argent pour cet enfant; qu'il soit bien soign�; je le reverrai... un jour... oui... Quant � la fille, sa soeur, elle a �t� abandonn�e, n'est-ce pas? Tu me l'as assur�. Jacques baissa la t�te sur sa poitrine sans r�pondre. Villefranche prit, sans doute, ce signe pour une affirmation, car il s'�cria d'un ton dur: --Tu es incapable de me mentir; mais si j'apprenais que cette fille re��t, ne f�t-ce qu'un schelling de moi, tu ne recevrais plus un sou, plus un seul pour l'autre! Appuyant ses coudes sur la table, il ensevelit son visage dans ses mains, en murmurant: --Horrible destin�e! Ma m�re trompa mon p�re, ma femme m'a tromp�! ma fille �tait s�duite � seize ans. Elle donnait le jour � deux enfants, un gar�on, une fille! Quelle mal�diction p�se donc sur notre famille! Mais cette petite fille, oh! je ne la verrai plus; j'aurais du l'�touffer de mes propres mains! N'est-ce pas, Jacques, que tu l'as expos�e sur la voie publique? Le domestique balbutia une r�ponse inintelligible. Il parut m�me si embarrass�, que Poignet-d'Acier remarqua son trouble, et il allait le questionner, quand on frappa � la porte. --Faut-il ouvrir? demanda Jacques. --Attends un peu. L'aventurier remit sa bourse dans une poche de sa chemise de chasse, tira ses pistolets de sa ceinture, examina l'amorce, les pla�a sur la table et dit: --Ouvre! Jacques, qui avait int�rieurement ferm� la porte avec une lourde barre de bois, pr�caution tr�s-utile � cette �poque, s'en approcha; mais, avant de tirer la barre, il demanda: --Qui est l�? --Merellum, la Petite-Hirondelle, r�pliqua du dehors une voix enfantine. --Merellum, dit Poignet-d'Acier, qu'elle entre! Je suis bien aise de la voir! Jacques avait d�j� ouvert la porte; une petite fille de dix � douze ans s'�lan�a aussit�t vers Poignet-d'Acier, qui la prit dans ses bras, la baisa au front et l'assit sur ses genoux. Son teint avait une blancheur qui devait la faire consid�rer comme une merveille dans les solitudes du Nord-Ouest, et qu'on e�t remarqu�e m�me en Europe. Elle n'�tait pas jolie, mais une intelligence vive et pr�coce, �loquemment peinte, dans tous ses traits, suppl�ait � la beaut� qui lui manquait. Sa robe de peau d'antilope �tait d�chir�e, et ses longs cheveux �pars. --Petit oncle [10], dit-elle � Poignet-d'Acier, grand, grand malheur! [Note 10: �Mon fr�re�, �mon cousin�, �mon oncle�, �ma tante� sont des termes d'amiti� fort usit�s par les Canadiens dans le d�sert am�ricain. Ils n'impliquent pas toujours une id�e de parent�.] --Un malheur! ma Petite-Hirondelle, comment cela? r�pliqua-t-il avec int�r�t, en s'apercevant du d�sordre de la toilette de l'enfant. --Ma tante, Ouask�ma... Et Merellum fondit en larmes. --Eh bien, ta tante Ouask�ma? La petite fille voulut parler, les sanglots l'en emp�ch�rent. --Calme-toi, ch�re, dit le Vieux Jacques qui, apr�s avoir referm� la porte, �tait venu se rasseoir � la table. --Allons, raconte-nous ce qui est arriv� � ta tante Ouask�ma, dit Poignet-d'Acier. Mais Merellum� tremblait de tous ses membres, en se serrant contre la poitrine de l'aventurier, et balbutiant: --Les Chinouks! les Chinouks!... J'ai peur... D�fends-moi, d�fends-moi, petit oncle! --Donne-lui quelques gouttes de tafia, dans un gobelet d'eau et de sirop d'�rable, dit Poignet-d'Acier � son domestique. Jacques eut bien vite pr�par� la potion qui r�conforta Merellum. Alors, elle raconta qu'�tant all�e le matin, avec Ouask�ma et quelques Indiens Clallomes, r�colter des racines de ouappatou dans une �le de la Grande-Rivi�re (le rio Columbia), ils avaient �t� surpris par une troupe de Chinouks. Ouask�ma et un chef, Queue-de-Serpent, �taient tomb�s entre les mains de ces deniers; les autres avaient �t� tu�s. Quant � Merellum, elle avait r�ussi � s'�chapper en se cachant dans une touffe de joncs; puis, les Chinouks partis de l'�le avec leurs prisonniers, elle avait saut� dans un canot, travers� le fleuve et cherch� une retraite chez son petit oncle. --Combien �taient les Chinouks? demanda Poignet d'Acier, apr�s avoir �cout� avec une profonde attention, le r�cit de l'enfant. --Dix, r�pondit-elle en comptant sur ses doigts. --Et quelle direction ont-ils prise? --Le soleil couchant, r�pliqua Merellum. --Ouask�ma est une brave cr�ature, dit alors l'aventurier en s'adressant Jacques. Elle m'a rendu plus d'un service et m�me, sauv� la vie, quoique je ne sache trop d'o� lui vient cette amiti� pour moi. Il faut lui porter secours. --Oh! petit oncle, comme tu es bon! s'�cria Merellum en essuyant ses lames et l'embrassant sur les deux joues. Petite tante aussi m'aime bien, va! --Voyons, Jacques, dit Poignet-d'Acier, remettant doucement l'enfant � terre, selle un cheval, tu courras � la pointe de la Langue, tu y d�poseras Merellum chez nos amis et tu prieras trois d'entre eux de t'accompagner ici. A cinq, nous aurons facilement raison de dix coquins de Peaux-Rouges. Seulement h�te-toi. Il n'y a pas une minute � perdre. Pendant ton absence, je pr�parerai les armes et le grand canot. Jacques s'�loigna imm�diatement, en emmenant la petite fille. --C'est �trange! dit Poignet-d'Acier d�s qu'ils eurent disparu, c'est �trange! moi qui abhorre les femmes et tout leur sexe, je ne sais ce que j'�prouve � la vue de cet enfant! Je me sens mollir... Oui, c'est bien �trange! r�p�ta-t-il en se grattant le front. Une heure ne s'�tait pas �coul�e, que Jacques revint accompagn� de trois trappeurs. Ils �chang�rent une poign�e de main avec l'aventurier, qui leur dit: --Eh bien, mes cousins, vous �tes pr�ts � donner la chasse aux Chinouks? --Tout dispos�s, r�pondirent-ils. Ces vermines nous ont pill� une fumerie de saumon, et, bapt�me! nous nous paierons sur leur peau. Un long bateau, creus� dans un tronc d'arbre, fut pouss� � l'eau, et les cinq hommes, parfaitement arm�s, s'y embarqu�rent. Poignet-d'Acier s'assit au gouvernail, les trappeurs ram�rent. Le temps �tait toujours beau, le ciel pur et sans nuages. Au moment o� le soleil se penchait � l'horizon, l'embarcation arriva pr�s du cap D�sappointement. --Ne distinguez-vous pas une colonne de fum�e, au-dessus de la falaise dit Jacques � son ma�tre. --Je la vois depuis une dizaine de minutes. Ce sont nos Chinouks sans doute. Nous aborderons dans cette anse, sur la droite. Et il indiquait du doigt une �troite baie, plant�e de roseaux. Ils att�rirent, cach�rent le bateau dans les roseaux, renouvel�rent l'amorce de leurs carabines et se mirent � grimper en silence le long de la c�te. L'escalade �tait difficile, mais tous �taient exerc�s ces sortes d'ascensions. Bient�t, ils atteignirent le fa�te du cap D�sappointement. --Halte! fit Poignet-d'Acier qui rampait en avant. Ses compagnons s'arr�t�rent. --Avancez-vous derri�re ces broussailles, reprit-il en montrant des buissons qui h�rissaient la cr�te de la falaise. J'aper�ois les Peaux-Rouges. Ils ne soup�onnent pas notre pr�sence; au mot feu! tirons tous ensemble. Moins d'une minute apr�s, cinq coups de carabine faisaient r�sonner les �chos de la c�te. Quatre Chinouks tomb�rent; les autres prirent la fuite en poussant des hurlements �pouvantables. Cependant Chinamus, le sorcier, qui n'avait �t� que bless�, se jeta sur Ouask�ma, en s'�criant et brandissant son tomahawk: --La vierge clallome doit mourir en l'honneur de Scoucoum�, le grand Esprit du Mal, elle mourra! La redoutable massue frappa la captive, et, � ce moment, � ce moment supr�me, une nouvelle d�tonation retentit: le jeesuka�n roula, en se tordant dans les convulsions de l'agonie, � c�t� des quatre victimes que venaient de faire les balles des trappeurs. CHAPITRE IV PAD Les sc�nes pr�c�dentes avaient eu un t�moin qui n'appartenait ni aux tribus de Peaux-Rouges, ni � la bande de trappeurs compagnons de Poignet-d'Acier. Tapi dans un massif de jeunes merisiers, cet homme, qui, par la figure et l'accoutrement, avait l'air d'un indien t�te-plate, n'eut pas plut�t vu frapper Ouask�ma et tomber Chinamus, qu'il sortit sans bruit de sa cachette et se glissa lestement au bas du cap D�sappointement, en prenant grand soin de ne pas �tre observ�. Dans les joncs, sur le bord du fleuve, il trouva un canot, sauta dedans, fit force de pagaie et aborda au bout de trois heures � une �le vis-�-vis de la pointe de la Langue. En d�barquant, il fut re�u par un trappeur blanc qui lui dit: --Eh bien, Pad, as-tu de bonnes nouvelles? --Excellentes, excellentes, camarade, r�pondit l'autre en anglais. --Par le tonnerre! voyons, reprit le premier dans cet idiome, voyons, tirons le canot sur la gr�ve pour que la mar�e ne l'entra�ne pas; ensuite tu me conteras �a en mangeant un morceau d'esturgeon. L'embarcation fut tra�n�e sur le sable un quart de mille environ du rivage, et les deux hommes entr�rent dans une cabane fabriqu�e avec des lianes et des joncs, dans un petit bois, au milieu de l'�le. --Je meurs de soif, by the Holy Virgin [11], dit Pad en se laissant tomber sur une botte de foug�res qui servait de lit. As-tu une goutte de whiskey � me donner? [Note 11: Par la Sainte Vierge!] Le trappeur blanc lui passa une outre, dont l'Indien avala deux ou trois copieuses gorg�es, en faisant claquer voluptueusement sa longue contre son palais. --J'avais besoin de �a pour me remettre, dit-il en rendant la gourde � son h�te; les dames Chinouks n'en finissaient pas. J'ai m�me vu le moment o� j'en serais pour mes frais de course et d'attente. Fichu m�tier que le n�tre! --Tu disais que la journ�e avait �t� bonne, Pad? --Bonne, oui, by Jesus-Christ! tr�s-bonne, Joe, tr�s-bonne. Si on nous payait en raison de ce que rapportera aux autres, encore! --Tu dois avoir faim? --Une faim de coyote en plein hiver, Joe. Tu m'as parl� d'un morceau d'esturgeon? --Oui, que j'ai accommod� avec des kamassas. Le voici. R�gale-toi. Le blanc, appel� Joe, avait ranim� le feu en y jetant des branches de sapin, car la nuit �tait venue depuis longtemps d�j�. Il servit � Pad une tranche de poisson sur un plat d'�corce de c�dre. Quand celui-ci eut satisfait son app�tit avec une voracit� bestiale, il lui demanda: --Et ton histoire maintenant? --J'allume le tabac, je bois un coup, et je te r�ponds, dit. Pad. Joe se pla�a sur les foug�res � c�t� de l'Indien, qui fumait lentement, en homme bien repu, sachant appr�cier la valeur d'une pipe apr�s un copieux repas. Mais il ne se pressait pas de parler. --Par le tonnerre! tu vas commencer? dit le trappeur blanc que son silence impatientait. --Tout de suite. Mais, d'abord, tu connais le Dompteur-de-Buffles. --Ce chien, de m�tis? --Lui-m�me, que les Chinooks avaient pris pour chef. --Je ne le connais que trop, car il m'a presque assomm� dans notre derni�re rencontre avec les Peaux-Rouges. --S'il a failli t'assommer, il ne le fera plus, mon camarade. Tu es veng�. Le Dompteur-de-Buffles chasse maintenant chez le diable. --Tu dis? --Je dis que ce crapaud de m�tis est mort, et pas enterr�, ajouta Pad en riant d'un gros rire niais. --Comment �a? fit Joe surpris. --Un tour � moi, voil� tout, by the Holy Virgin! On n'est pas Irlandais pour rien. Ce Bois-Br�l� donnait sur les nerfs. Je l'ai fait tuer par une vermine de son esp�ce, Chinamus, ou sorcier des Clallomes, tu sais? --Tu m'�tonnes; ils �taient amis. --Oui, ainsi que chien et chat, comme on dit dans vos vieux pays. Mais ce qu'il y a de mieux, c'est que Chinamus a aussi rendu l'�me, s'il avait une �me, car �a ne doit pas avoir d'�me, ces brutes-l�! L�-dessus, il aspira une longue bouff�e qu'il souffla, petit � petit, entre ses l�vres pinc�es, et en regardant philosophiquement le nuage bleu�tre monter vers le plafond de la cabane. --Par le tonnerre! poursuis donc, lui cria Joe. --Oui, dit tranquillement Pad, Chinamus n'est plus qu'une carcasse que les corbeaux font pr�sentement servir � leur souper. On ne dira pas qu'il n'�tait pas bons quelque chose, au moins! --De quelle mani�re cela s'est-il pass�? --Patience, patience, mon camarade. D'abord je te dirai que Ouask�ma... --Ah! cette sauvagesse qui s'est amourach�e de Poignet-d'Acier? --Tout juste. --Alors, Ouask�ma... --Est aussi, � cette heure, dans le monde des esprits. --Je ne te comprends pas bien, repartit Joe en toisant l'Indien avec, une expression de doute. --Ah! tu ne me comprends pas! tu ne me comprends pas! Mon langage est pourtant bien facile � comprendre. Ouask�ma est morte! Chinamus est mort, Dompteur-de-Buffles est mort, Queue-de-Serpent est mort, beaucoup d'autres Indiens sont morts, et beaucoup plus d'autres mourront d'ici � demain soir; est-ce que tu comprends �a, l�? --Enfin, explique-toi. --Ce matin, en r�dant pr�s de l'�le de Sable, j'ai vu arriver Ouask�ma, Queue-de-Serpent et deux ou trois Clallomes. Ils se sont mis � arracher des: racines de ouappatou. Je savais qu'un parti de Chinouks �tait camp� dans l'�le voisine. Dompteur-de-Buffles les commandait. Comme il est �pris de Ouask�ma qui, par contre, le d�teste de tout son coeur, j'�tais s�r d'�tre le bien venu en lui annon�ant qu'il pouvait ais�ment s'emparer d'elle. --Sans compter que tu servais les int�r�ts de la Compagnie de la baie d'Hudson, car plus les tribus seront divis�es et meilleur march� nous en aurons. --A qui le dis-tu, Joe! Mais ce n'�tait que la moiti� de mon plan. Je ne fais pas les choses � demi, moi! Ces imb�ciles d'Indiens me croient un grand jeesuka�n, � cause de ma double couleur. Alors, apr�s avoir caus� avec Dompteur-de-Buffles, j'ai pris Chinamus � l'�cart et lui ai dit que j'avais en une vision o� un de leurs dieux, Scoucoum�, m'avait r�v�l� que le jeesuka�n qui lui immolerait Ouask�ma acquerrait une puissance absolue sur tous les Peaux-Rouges la Colombie. --Alors, tu as oppos� l'amour du m�tis au fanatisme du sorcier; c'est tr�s-adroit, dit Joe. --Est-ce que mon p�re n'�tait pas Irlandais, la nation la plus fine de la terre? s'�cria Pad avec orgueil. --Par le tonnerre! la plus fourbe et la plus hypocrite! murmura le trappeur blanc. --Tu dis? fit Pad se dressant et portant la main � son couteau. --Moi! r�pondit Joe, feignant de n'avoir pas remarqu� cette disposition hostile; moi, je dis que les Irlandais sont braves, courageux et tr�s-malins. --Je croyais avoir entendu autre chose, grommela son interlocuteur. --Tu avais mal entendu, c'est l� tout ce que je disais; mais continue donc, mon diable de Pad! La flatterie radoucit ce dernier, qui reprit: --Par l'enfer! o� en �tais-je? --Tu disais que tu avais engag� Chinamus � sacrifier Ouask�ma. --Oui, c'est �a. Mes trappes dress�es, je traversai l'eau et montai sur le cap D�sappointement pour assister au spectacle. �a ne fut pas long. Dompteur-de-Buffles tomba sur les Clallomes et fit prisonnier. Queue-de-Serpent, tandis que Chinamus, plus subtil, s'emparait de Ouask�ma. Trois autres furent tu�s sur place. Apr�s leur victoire, les Chinouks pass�rent aussi le fleuve, et, comme je m'y attendais, gravirent la falaise, sur le plateau de laquelle ils aiment � faire leurs petites c�r�monies religieuses. Je me blottis dans un hallier, d'o� je les vis torturer ce pauvre Queue-de-Serpent, qui mourut comme un brave, by Jesus-Christ! Puis Chinamus voulut br�ler Ouask�ma. Dompteur-de-Buffles s'y opposa. �a ne faisait pas son affaire, tu con�ois, Joe. Apr�s une dispute, le sorcier proposa au m�tis de la jouer au beullum contre le Tonnerre, son fameux bison apprivois�. Ils se mirent � la partie. Chinamus perdit, mais il tenait � son enjeu. C'est pourquoi, au lieu de payer sa dette, il saisit une fl�che et la planta dans la poitrine du Bois-Br�l�. Je comptais bien un peu sur cette conclusion, mais il y en avait une autre que je ne pr�voyais pas. Figure-toi qu'au moment o� le devin allait mettre le feu au b�cher, voil� Poignet-d'Acier qui arrive avec sa bande. --Poignet-d'Acier! --En personne. --Par le tonnerre! on le trouvera donc partout, ce maudit! s'�cria Joe en frappant avec fureur son poing sur la muraille. --Bon, bon, ne te f�che pas. Tant pis pour lui d'�tre venu se m�ler de ce qui ne le regardait pas, car cette fois-ci nous le tenons. Ah! si la Compagnie m'avait laiss� faire, il y a beau jour... --Oui, dit Joe en voyant lorgnait sa carabine; oui, ce n'�tait pas difficile de s'en d�barrasser. Mais les chefs ont leurs projets, que veux-tu! Ils ne permettent pas qu'on le tue. C'est b�te, �a! Finis ton histoire. --Encore deux mots et j'aurai fait. Poignet-d'Acier et ses gens abattent quatre Chinouks. Chinamus est bless�. Le reste des Peaux-Rouges se sauve, et je m'imaginais que �a allait se terminer par la d�livrance d'Ouask�ma. Pas du tout. --Qu'advint-il? --Donne-moi d'abord la gourde, car je suis alt�r� comme un banc de sable. Ayant bu une nouvelle gorg�e de whiskey, Pad s'�cria: --Tu ne te douterais jamais de ce qui se passa alors! non, by the Holy Virgin! --Dis. --Eh Bien! le vieux Chinamus, tout bless� qu'il �tait, prit son tomahawk et, paf! vous le planta sur la t�te de Ouask�ma! Le trappeur Blanc fit un geste d'horreur. --C'est comme j'ai l'avantage de te l'assurer, dit Pad en riant. Maintenant, sais-tu mon id�e? Je m'en vas trouver les Clallomes post�s sur l'autre rive de la Colombie, je leur dis que Poignet-d'Acier a assassin� Ouask�ma, et le voil� pris entre deux feux: les Chinouks qui ne manqueront pas de revenir en nombre pour venger leur sorcier, et les Clallomes qui lui demanderont compte de Ouask�ma et de Queue-de-Serpent. Que penses-tu de cette trame? Est-elle un peu bien tiss�e, hein l'ami Joe? En terminant Pad se frotta bruyamment les mains. --Tout cela est bel et bien pour la Compagnie, dit son compagnon apr�s un moment de silence; mais �a ne fait pas nos affaires! --Nous recevrons des marchandises pour au moins deux cents piastres. --Peuh! qu'est-ce que, deux cents piastres, compar� � ce que nous aurions en d�couvrant la cache o� Poignet-d'Acier enfouit ses pelleteries et son or! --C'est vrai, dit Pad en r�fl�chissant. --Alors, reprit Joe, nous serions riches, plus riches que des chefs de comptoirs. Tu pourrais faire ce voyage dans les vieux pays... --Je le d�sire depuis bien des ann�es! --Tu aurais des palais, des domestiques pour te servir, des femmes blanches autant que tu en voudrais... --Ne me parle pas de �a, tu me fais tourner la t�te, s'�cria Pad dont le sang s'�chauffait � ces enivrantes visions, car si la vie d'aventure dans les pays sauvages s�duit les Europ�ens, l'existence douce et paisible que nous menons s�duit davantage encore les trappeurs du d�sert am�ricain. Joe se leva pour attiser le feu, et dit n�gligemment: --Il ne faudrait pourtant que faire jaser Merellum. --Cette orpheline que Ouask�ma avait adopt�e. Est-ce qu'elle sait quelque chose? --C'est mon opinion. Poignet-d'Acier l'adore. S'il �tait depuis plus longtemps ici, j'affirmerais en est le p�re. En tous cas, il n'a pas de secrets pour elle. --Cela se peut, r�pliqua Pad en b�illant; mais j'ai fait une rude journ�e. Le sommeil me gagne. Demain matin j'irai au camp des Clallomes. En rentrant, nous reparlerons de �a... oui, tu dois avoir raison, cette petite... Il ne sera gu�re malais� de la prendre, � pr�sent... bonsoir, Joe! L'Irlandais s'endormit, roul� dans une couverte de peau de buffle, et son camarade ne tarda pas � en faire autant. Avant que l'aurore parut, tous deux se lev�rent, d�jeun�rent solidement d'un morceau de venaison et transport�rent leur canot de l'autre c�t� de l'�le. Pad s'embarqua seul, en disant � Joe: --Tu m'attendras ici; je reviendrai probablement ce soir. --Oui; mais souviens-toi de ce que je t'ai dit propos de Merellum. Par le tonnerre! si tu r�ussis � t'en emparer, conduis-la � la caverne du Ch�ne-Vert. Sois tranquille, je saurai bien la confesser. Pad s'�loigna du rivage. Le temps �tait beau; la mar�e le favorisait: en une demi-heure, il atteignit la Pointe de la Langue, o� il mit pied � terre apr�s avoir amarr� son canot � une roche. Le soleil sortait des brumes du matin et plaquait d'or les vastes plaines de la Colombie; l'Indien s'achemina, la carabine sur l'�paule, vers une fumerie �tablie � une centaine de m�tres du rivage. Des rets en fil d'�corce, des lignes faites avec des algues marines, qui poussent en abondance � l'embouchure du rio Columbia, et dont quelques-unes ont jusqu'� cent cinquante pieds de long, des hame�ons en racine de pin ou en corne de mouton des montagnes, des tridents et des fou�nes d'une esp�ce toute particuli�re �taient pendus autour de la fumerie. Ces fou�nes m�ritent une description. La t�te ou le piquant est en os, de deux � deux pieds et demi de long, en forme de large fer de lance. On y adapte une petite ligne pr�s du milieu. Cette ligne se rattache � un manche, � deux pieds environ du bout, qui est enfonc� dans un trou, situ� pr�s de la pointe de la t�te. Quoique assez solidement maintenu dans l'oeillet de l'instrument, le manche n'y est pas demeure fixe; de sorte que, quand un poisson a �t� dard�, la t�te de la fou�ne se d�tache par le retrait du bois, et reste dans le corps de la victime, qu'� du manche et de la corde le harponneur ram�ne doucement � lui. Si le poisson est trop gros et menace, par ses efforts, de faire chavirer le canot, on abandonne le banche, qui fait alors l'office de bou�e, et sert � reconna�tre l'endroit o� s'est arr�t� la proie, lorsqu'elle est morte ou fatigu�e de la lutte. Pad allait passer devant la fumerie sans s'arr�ter, car, comme elle appartenait � Poignet-d'Acier, il ne se souciait pas de rencontrer ses gens; mais alors qu'il tournait pr�s de la cour o� s�chaient d'�normes quantit�s de saumons et d'esturgeons partag�s en deux et �tendus au soleil sur des claies d'osier, il entendit de joyeux et frais �clats de rire. --C'est dr�le, pensa-t-il, �a ressemble � une voix de femme et m�me � une voix d'enfant. Il pr�ta l'oreille. Les rires retentissaient toujours sonores et perl�s comme les ricochets d'une cascatelle. --By the Holy Virgin! se dit-il, il y a une cr�ature dans la fumerie. Il faut que je voie qui �a peut �tre. S'approchant avec pr�caution d'une fente que la n�gligence avait laiss�e entre les nattes de joncs qui composaient la muraille, Pad plongea ses regards � l'int�rieur. D'abord, l'�paisse vapeur qui s'�chappait lourdement en nuages compactes d'un feu de sapinage, au dessus duquel boucanaient des poissons de toute sorte, de toute grosseur, ne lui permit pas de distinguer les objets. Il fut m�me oblig� de se retirer pour reprendre haleine, car la fum�e l'�touffait; mais peu � peu ses yeux s'habitu�rent � l'obscurit�, et il aper�ut une petite fille que deux vigoureux trappeurs faisaient sauter sur leurs genoux. --Merellum! s'�cria-t-il, by Jesus-Christ! la chance me favorise! A ce soir! Il reprit le sentier, un instant abandonn�, et remonta d'un pas rapide le cours de la Colombie. La distance qui le s�parait de l'i-e-nush ou cantonnement des Clallomes n'�tait pas consid�rable. Pad l'eut bient�t franchie. Une animation inusit�e se faisait remarquer dans village quand il y entra, les Indiens �tant sur le point de partir pour une chasse � l'orignal. Les hommes, enti�rement nus, fabriquaient ou r�paraient leurs armes. Celui-ci aiguisait des t�tes de fl�ches en obsidiane, celui-l� les empennait avec des piquants de porc-�pic, un troisi�me �pissait, avec de la colle d'esturgeon, les deux parties d'un arc en corne de b�lier; un quatri�me faisait chauffer des cornes pour leur donner la convexit� voulue; un autre les raclait avec des cailloux de silex, afin de les rendre �lastiques; quelques-uns polissaient avec du sable des traits en bois de buisson-graisse, sorte de groseillier sauvage, tandis que les femmes, sans autre v�tement que le kalaquart� ou jupon d'�corce, pr�paraient en boulettes le frai de hareng, qu'elles avaient recueilli sur des branches de sapin, ou, plong�es dans l'eau jusqu'� la ceinture, arrachaient avec leurs pieds les racines de kamassas pour les piler et en faire des galettes. La plupart �taient affreusement laides, avec leurs cr�nes d�prim�s et leurs mamelles pendantes jusque sur l'abdomen. Mais toutes �taient actives et besogneuses. Des nu�es d'enfants sales et de chiens d�charn�s, grouillant p�le-m�le sur le gazon, compl�taient le tableau. Pad s'approcha de deux jeunes filles qui tressaient un vase en racines de c�dre, s'assit sur un quartier de roche, bourra son calumet avec des feuilles de sac-�-commis [12], et se mit � fumer sans mot dire. [Note 12: Feuilles d'un arbuste dont le fruit est estim� des Indiens. Les Canadiens appellent ces feuilles sac-�-commis parce que les employ�s de la Compagnie de la baie d'Hudson, qui s'en servent pour fumer, en guise de tabac, les portent habituellement dans un petit sac.] Les jeunes filles ne lui adress�rent point la parole. Elles travaillaient en silence � leur vaisseau. Ces vaisseaux se font ainsi: on prend de grandes racines flexibles ou des filaments d'�corce. On les contourne autour d'un centre, en r�duisant insensiblement la circonf�rence des plis int�rieurs, de fa�on � former comme une ruche retourn�e. Les plis sont retenus ensemble par une petite racine tr�s-souple, pass�e � travers un espace pratiqu� en introduisant un poin�on, en os ou en �pine, entre les deux deniers, puis en tournant la racine sous le dernier et sur celui qu'on doit ajouter en avan�ant dans la confection du vase. Entre les deux derniers plis, on glisse assez de ces racines, semblables � des fils, pour le rendre �tanche. Les Peaux-Rouges se servent de ces vaisseaux pour boire, aussi bien que pour faire bouillir de l'eau et cuire les aliments avec les cailloux rougis au feu que l'on y plonge. Ils tiennent encore lieu de coiffure aux squaws quand elles changent de campement. Apr�s avoir p�tun� gravement pendant une heure, Pad se leva et marcha droit � un Clallome qui, accroupi devant la porte d'une cabane, contemplait le soleil. Un sac � m�decine, en peau de castor, z�br� d'hi�roglyphes rouges et noirs, indiquait qu'il occupait dans la tribu le poste de jeesuka�n. --Mon fr�re conna�t Langue-de-Vip�re? lui dit-il dans le dialecte indien. --Langue-de-Vip�re est connu, r�pliqua laconiquement le devin. --Langue-de-Vip�re veut faire entendre sa parole au conseil des vaillants chefs clallomes. --Quelles paroles mon fr�re veut-il faire entendre au conseil des vaillants chefs clallomes? --Langue-de-Vip�re le dira � leurs oreilles dans la loge du conseil. --Si les paroles de mon fr�re sont des paroles de v�rit�, il sera le bien venu, si ses paroles sont des paroles de mensonge, que mon fr�re reprenne le chemin de son wigwam. --Les paroles de Langue-de-Vip�re sont des paroles de v�rit�, repartit Pad sans s'irriter du soup�on dont il �tait l'objet. --Quand le soleil tombera droit sur la t�te de mon fr�re, le conseil des Clallomes sera assembl�. Mon fr�re y assistera. Cela dit, le jeesuka�n tourna le dos � l'�tranger et reprit sa contemplation. CHAPITRE V L'ENL�VEMENT A l'heure o� le soleil touche son m�ridien, Pad fut introduit dans une loge en �corce, couverte de joncs et qui ne diff�rait des autres huttes du village que par sa rotondit�. Cinq chefs �taient assis en cercle sur des peaux d'antilope. Des colliers de griffes d'ours ou de panth�re, de longs pendants d'oreilles en a�qua et des plumes d'aigle plant�es droites dans leurs cheveux �taient les symboles de leur puissance. Lorsque Pad entra dans la case, un guerrier se leva et arrangea un petit feu au centre du conseil. C'�tait le feu magique. Le guerrier ordonna de tirer les pipes, puis il alluma la sienne au foyer, fit quelques pas en arri�re, et dit: --Mes fr�res les intr�pides Clallomes se sont assembl�s pour chanter le chant de la chasse aux moz [13]; mais, avant, ils entendront la parole d'un �tranger. [Note 13: Caribou] --Ils l'entendront, r�pondirent les Clallomes. Le guerrier fit alors signe � Pad de venir prendre place dans le cercle. Ensuite, du bout de son calumet, il indiqua les quatre points cardinaux, en commen�ant par l'est et finissant par le nord. Cela fait, il pr�senta trois fois la pipe � Pad, et trois fois la retira, montra le ciel, le feu, tira trois bouff�es, les exhala vers le levant et offrit d�finitivement la pipe � son h�te, qui, apr�s avoir fum� un peu, la passa aux autres assistants. Cette c�r�monie termin�e, le guerrier reprit: --Les oreilles des chefs clallomes sont ouvertes aux paroles de leur fr�re Langue-de-Vip�re. L'irlandais �leva la voix. --Le sang des nobles Clallomes s'�chauffera, leur coeur se gonflera d'une juste col�re quand ils auront entendu mon discours, car les ossements de leurs p�res crient vengeance, et la mort de Ouask�ma ne peut rester impunie. Un murmure de surprise et d'indignation accueilli ce d�but. Pad, content de l'effet qu'avait produit son exorde, continua: --Poignet-d'Acier et sa bande ont tu� la vierge clallome et le parti qui l'accompagnait. --Comment mon fr�re l'a-t-il appris? demanda un chef. --Langue-de-Vip�re a vu, r�pliqua Pad. Et il raconta que les trappeurs, command�s par Poignet-d'Acier s'�taient joints aux Chinouks pour attaquer et mettre � mort Ouask�ma, avec la petite troupe qui l'aidait � faire une provision de ouappatous dans l'�le de Sable. Ce mensonge fut d�bit� avec une impudence dont les Indiens furent dupes. L'absence prolong�e de la jeune T�te-Plate donnait au surplus du poids aux assertions de Pad. On le questionna. Il r�pondit sans h�siter, fournissant des d�tails sur cette affaire, indiquant le lieu de l'engagement et proposant aux Peaux-Rouges de les y conduire. Mais ceux-ci craignirent un pi�ge et d�clin�rent sa proposition. Un des chefs prit la parole: --Mes fr�res Clallomes ont eu tort de faire alliance avec les visages-p�les. Le courroux de Scoucoum� s'appesantit sur la valeureuse tribu des Clallomes. Il faut l'apaiser. Pour l'apaiser, mes fr�res doivent d�terrer la hache de guerre, et ne rentrer dans leurs loges que quand ils auront la chevelure du dernier des blancs qui trappent sur la Grande-Rivi�re. J'ai dit. --Mon fr�re le Petit-Nuage a sagement parl�, fit un autre. J'ai dit. --Que la hache de guerre soit donc imm�diatement d�terr�e, ajouta le troisi�me. J'ai dit. --Nous livrerons Poignet-d'Acier � nos squaws pour qu'elles le br�lent lentement avec des tisons ardents. J'ai dit. --Et nos esclaves mangeront sa chair. J'ai dit. Les cinq chefs pouss�rent un hurlement affreux, apr�s quoi, le premier reprit: �Il y a dix hivers, alors que la premi�re corne de la septi�me lune pendait sur les vertex for�ts des montagnes Bleues, moi et cinq autres nous avons �lev� une loge pour Hias-soch-a-la-ti-yah, sur les neiges de la butte Blanche [14], et nous y avons port� nos a�quas, nos peaux de loutre et le cuir d'un buffle blanc. [Note 14: Le mont Sainte-H�l�ne, non loin du rio Columbia.] �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma. �Nous les avons port�s dans la loge de Hias-soch-a-la-ti-yah, et nous nous sommes assis en silence jusqu'� ce que la lune ait descendu derri�re les montagnes de l'est, et nous avons song� au sang de nos p�res que les visages-p�les ont tu�s quand la lune �tait ronde et pench�e sur les plaines de l'ouest. �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma. �Mon p�re fut tu� et les p�res des cinq autres furent tu�s, et leurs coeurs saignants furent d�vor�s par le loup. �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma. �Nous ne pouvions vivre, tandis que les loges de nos p�res �taient vides, et que les scalpes de leurs meurtriers n'�taient pas dans les loges de nos m�res. �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma. �Nos coeurs nous ont dit de faire des pr�sents � Hias-soch-a-la-ti-yah qui les a nourris sur les montagnes, et quand la lune fut basse, et quand les ombres de la butte Blanche furent aussi sombres que le pelage d'un ours, nous d�mes � Hias-soch-a-la-ti-yah: Nul homme ne peut faire la guerre avec les fl�ches du carquois de tes temp�tes; nulle parole d'homme ne peut �tre entendue quand ta voix parle dans les nuages; nulle main d'homme n'est forte quand ta main d�cha�ne les vents. Le loup a mang� la t�te de nos p�res et les scalpes des meurtriers ne pendent point dans les loges de nos m�res. �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma. �Hias-soch-a-la-ti-yah, ne l�che pas ta col�re, tiens dans ta main les vents; que ta grande voix n'�touffe pas le hurlement des morts quand nous chassons les meurtriers de nos p�res. �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma. �Moi et les cinq autres nous �tabl�mes alors dans la loge un feu, et, par sa lumi�re brillante, vit les a�quas et la peau du buffle. �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma. �Cinq jours et cinq nuits, moi et les cinq autres nous avons dans� et fum�, la m�decine, et battu le sol avec des b�tons, et charm� le pouvoir de Scoucoum�, afin qu'il ne soit pas mauvais pour nous, et ne nous envoie pas la maladie dans nos os. �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma. �Alors, quand les �toiles furent brillantes dans le ciel clair, nous avons jur�, (je ne dois pas dire quoi car nos paroles sont all�es dans l'oreille de Hias-soch-a-la-ti-yah), et nous sommes partis de la loge avec nos poitrines grosses de ressentiment contre les meurtriers de nos p�res dont les os �taient dans les griffes du loup. �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma. �Nous sommes all�s chercher leurs scalpes pour les pendre dans les loges de nos m�res. �Je commande les Clallomes je vengerai la mort de Ouask�ma. �Voyez-moi frapper ce poteau, encore, encore et encore, deux fois six. �Je commande les Clallomes je vengerai la mort de Ouask�ma. �Deux fois six j'ai frapp�; autant de visages-p�les j'ai tu�, les meurtriers de notre p�re! avant que la lune f�t de nouveau ronde et pench�t sur la plaine occidentale. �Je commande les Clallomes, je vengerai la mort de Ouask�ma.� En r�citant cette m�lop�e, du ton tra�nard et nasal particulier aux Indiens, le chef s'accompagnait tambourin en peau d'elk, sur lequel il frappait avec un petit b�ton. A chaque strophe, il se livrait � des contorsions fr�n�tiques, que les autres imitaient en poussant des cris assourdissants; � la derni�re, les cris et les contorsions redoubl�rent pendant une demi-heure, puis ils cess�rent tout d'un coup, chaque guerrier prit un tison dans le feu et sortit de la hutte en se dirigeant vers un grand poteau dress� au milieu du village. Au pied du poteau, le jeesuka�n qui avait re�u Pad se tenait agenouill�, r�duisant en poudre fine des �corces s�ches dont il entourait le piquet. L'un apr�s l'autre, les chefs d�pos�rent leur tison sur cette poussi�re et le sorcier souffla sur les charbons. La poussi�re s'�tant enflamm�e, celui-ci se releva et se joignit aux guerriers qui dansaient et vocif�raient autour du poteau, lequel bient�t prit feu, craqua et s'abattit au milieu des hurlements de la foule attir�e par ce spectacle. Comme, dans sa chute, l'arbre n'avait atteint personne, les Clallomes en conclurent que leur exp�dition contre les visages-p�les serait favorable. Le poteau � bas, les guerriers se jet�rent � l'envi sur les charbons, qui, dans leurs croyances, devaient les rendre invincibles. Tandis qu'ils se disputaient ces amulettes, leur jeesuka�n, d�chaussant avec un couteau sacr� le tron�on du poteau rest� dans le sol, enlevait ce tron�on et retirait de dessous une hache en pierre. Cette hache �tait la hache de guerre. Il la remit au sachem principal des Clallomes, et ceux-ci se pr�par�rent aussit�t � entrer en campagne. Pad avait profit� de la confusion qui accompagna l'exhumation de la hache de guerre pour s'esquiver, et sortir de l'i-e-nush. Son plan r�ussissait � souhait, aussi s'applaudissait-il de l'avoir mis � ex�cution. --Que je tire maintenant le secret de Merellum, et me voici riche, murmurait-il en marchant � grands pas sur le bord de la Colombie. Et cet imb�cile de Joe qui s'imagine que, quand je conna�trai le tr�sor, je viendrai le chercher pour partager! Le plus souvent, by Jesus-Christ! Pad n'est pas assez nigaud pour donner ce qu'il a gagn�. L'affaire, faite, je m'embarque et m'en vas dans les vieux pays, o� les femmes sont belles comme les anges du paradis dont me parlait mon p�re quand j'�tais petit. Seulement il y a une chose qui me contrarie, c'est cette poire qui me sert de t�te, non qu'elle ait moins d'esprit qu'une autre, Pad n'est pas un sot; mais enfin ce n'est pas beau une boule aplatie comme la mienne. Si je tenais cette sorci�re de squaw qui m'a �lev� et rendu le mauvais service de me presser le cr�ne entre deux planches, je lui ferais payer cher ses soins de nourrice! Mais bast! avec de la fortune, avec de l'or, on se fait ais�ment pardonner les infirmit�s de la nature ou autres; mon p�re me l'a dit. T�chons seulement d'enlever la petite. Voyons... voyons... �a n'est pas facile... Ah! j'y suis... Oui, c'est cela. J'ai une cache pr�s d'ici. Changeons de figure. Le sentier que suivait Pad serpentait sur des rochers � pic, dominant le fleuve d'une hauteur de vingt m�tres au moins. Ces rochers �taient tourment�s, coup�s �� et l� par d'effrayantes d�chirures, des ab�mes insondables, dans lesquels les eaux de la Colombie se ruaient, tournoyaient, et �cumaient avec fracas. Le faux Indien d�tacha une corde roul�e sous son jupon autour de ses reins, en fixa solidement un bout � une racine, au-dessus d'une fondri�re, et s'affala le long de la corde. Parvenu � l'autre extr�mit� du c�ble, il mit le pied sur une saillie de la roche et disparut dans un enfoncement. Un quart d'heure apr�s, il ressortait du gouffre, mais compl�tement transform�. Il avait le visage et les mains blanches comme un Europ�en, et un costume de trappeur dont le chapeau dissimulait parfaitement la difformit� de sa t�te. Seulement ce costume �tait lac�r� en plusieurs places et ses doigts ensanglant�s portaient les traces de nombreuses �raflures. --Voil�! dit-il en se remettant en marche. Du diable si les gens de Poignet-d'Acier se doutent de mon stratag�me! Heureusement que j'ai comme �a, de c�t� et d'autre, des caches pour serrer mes petites affaires! Si la fillette m'�chappe, ce ne sera pas faute d'avoir fait toilette et peau neuve pour la s�duire. Et il se prit � rire. Un moment apr�s il s'arr�ta et se frappa le front. --B�ta! j'oubliais l'essentiel. Puis il d�chargea sa carabine; la recharges, la d�chargea encore, enfouit dans une poche sa corne � poudre et se mit courir de toutes ses forces. Une heure avant le soleil couchant il arriva � la fumerie de la pointe de la Langue. Pad �tait essouffl�, tremp� de sueur. Il frappa r�solument � la porte de la loge. --Entrez! cria une voix forte de l'int�rieur. Pad entra et se trouva devant cinq trappeurs canadiens vigoureux et de bonne mine, qui jouaient avec Merellum. --Sois le bien venu, mon cousin, dit un des trappeurs � l'Irlandais. Est-ce toi qui as tir� tout � l'heure? As-tu fait chasse? --Non, r�pliqua Pad en mauvais fran�ais. J'ai rencontr�, � deux milles d'ici, une ourse avec ses oursons. Je l'ai bless�e deux fois, mais la poudre m'a manqu�, et un peu plus l'ourse ne m'aurait pas manqu�, elle! Ce disant il montra ses mains saignantes. --Combien d'oursons? dit le trappeur. --Deux. --Est-elle grosse? --Elle p�se bien cinq cents livres, et les petits cent � cent cinquante. --Bapt�me! ce serait un joli coup de fusil. Elle est � deux milles d'ici, dis-tu, mon cousin? --Un peu plus, un peu moins. Ah! si j'avais eu de la poudre! --Ma foi, �a vaut la peine de se d�ranger. Qu'en pensez-vous, mes fr�res? --Bateau! faut y aller, r�pondit-on unanimement. --Mais Merellum?... --Oh! dit l'enfant, je resterai bien toute seule, je n'ai pas peur. Pendant que vous serez l�-bas je pr�parerai le souper, � une condition, p�re Baptiste. --Quoi donc? --Vous me donnerez la peau de l'ourse pour m'en faire une couverte, comme celle de ma bonne tante Ouask�ma. --On te la donnera, ch�re, r�pliqua Baptiste en lui tapotant amicalement la joue. Et s'adressant aux autres: --Allons! en route! Ils quitt�rent la fumerie en emmenant quatre chiens �normes. Pad allait en t�te. Ils firent deux milles sans rien d�couvrir. Le cr�puscule s'�paississait. Mais tout � coup, par un de ces hasards communs dans la vie, les chiens tomb�rent sur une piste et s'�lanc�rent en aboyant furieusement dans un fourr� de mesquites. --Ils ont flair� mon ourse, s'�cria l'Irlandais en se pr�cipitant apr�s eux. Les trappeurs l'eurent bient�t perdu de vue. Pad alors op�ra une contre-marche et revint toutes jambes � la fumerie. La porte �tait close. --Ouvre! cria-t-il � Merellum. --Que voulez-vous? demanda la petite fille. --Un fusil Baptiste en a besoin. Il a cass� la crosse du sien. L'enfant h�sitait. --Mais d�p�che donc! lui cria Pad. D�p�che, si tu ne veux pas que l'ourse d�vore Baptiste. L'imprudente ouvrit malgr� les recommandations que lui avaient faites les trappeurs en partant. A peine la porte fut-elle entre-b�ill�e, que Pad se jeta dans la fumerie, saisit brutalement Merellum, lui appliqua un morceau de couverte sur la bouche pour l'emp�cher de crier, et, l'enlevant comme une plume dans ses bras, la transporta dans son canot, au fond duquel il la d�posa, avec cette menace: --Si tu fais un mouvement, je te tue! La pauvre petite, �pouvant�e, demeura immobile. L'irlandais s'�loigna de la gr�ve avec la plus grande c�l�rit�. La nuit �tait venue, noire et sans souffle. On n'entendait que le son lointain et assourdi des vagues de la Colombie sur la barre et les ruissellements de la mar�e, semblables � des explosions de fus�e. Sans mot dire, Pad conduisit d'abord sa proie sur une �le o� il la d�barqua, apr�s lui avoir �t� son b�illon. --Maintenant, lui cria-t-il d'une voix tonnante, tu vas desserrer les dents, la belle. O� est la cache de Poignet-d'Acier? Merellum, toute glac�e de frayeur, ne r�pliqua pas. --Parleras-tu, petite louve? ajouta rudement l'Irlandais en la secouant par le bras. Et comme elle se taisait toujours: --Si tu ne parles pas, je te br�le toute vive! --Je ne sais pas o� est la cache, balbutia la Petite-Hirondelle. --Tu ne sais pas, tu ne sais pas! riposta Pad avec fureur. Ah! tu ne sais pas! je t'apprendrai � ne pas savoir! Il la souffleta violemment. Merellum poussa un cri. --Par le tonnerre! qui peut piailler comme �a? dit soudain quelqu'un dans l'obscurit�. --By the Holy Virgin! marmotta l'Irlandais, ce que je redoutais arrive. Joe a entendu cette poison. Il faudra partager! --Est-ce toi, Pad? --Oui, c'est moi, r�pondit celui-ci d'un accent d�pit�. --Par le tonnerre! o� es-tu? Je t'attends depuis trois heures au moins sur la berge... Et les affaires? --Elles vont bien, repartit s�chement Pad. --Ah! tu es un fin matois! fit Joe en apparaissant dans l'ombre. --Plus fin que toi, car j'ai, du m�me coup, lanc� les Clallomes sur la piste de Poignet-d'Acier et enlev� la petite. --Merellum? --Oui, by Jesus-Christ! --Tu l'as amen�e avec toi? --Est-ce que tu ne la vois pas? --Par le tonnerre, non! --Tu as la berlue, dit d�daigneusement Pad en haussant les �paules. Il se retourna pour montrer l'enfant qui �tait rest�e derri�re lui. Mais elle s'�tait �clips�e. Au m�me instant, le bruit d'un corps qui tombe � l'eau troubla le calme de la nuit. CHAPITRE VI LE TONNERRE Au moment o� il saisit son tomahawk pour en frapper Ouask�ma, Chinamus, d�j� bless� par la balle d'un des assaillants, n'avait plus l'oeil juste ni la main s�re. Le coup destin� � fracasser le cr�ne atteignit l'�paule gauche. La jeune Indienne frissonna sous l'�treinte de la douleur; son visage p�lit, ses traits s'alt�r�rent, deux larmes jaillirent de ses yeux d�mesur�ment tendus. Puis sa t�te s'affaissa sur sa poitrine; mais elle ne laissa �chapper aucun g�missement. Poignet-d'Acier s'�lan�a vers elle, trancha d'un coup de hache les liens qui l'attachaient au poteau et la re�ut insensible dans ses bras. Il la d�posa doucement sur le gazon en criant --De l'eau! qu'on m'en aille chercher, tout de suite! Un des trappeurs descendit vivement le cap, tandis que Villefranche versait quelques gouttes de spiritueux sur la paume de sa main pour en fruiter les tempes de Ouask�ma. Avant le retour du trappeur elle avait repris connaissance. A la vue de Poignet-d'Acier pench� sur elle et la soignant avec une sollicitude paternelle, la jeune Clallome eut un �clair de joie indicible. --Le chef blanc, est un grand chef; Ouask�ma l'aime! dit-elle. Elle voulut faire un mouvement pour se lever, mais la souffrance l'en emp�cha. Sa main droite se porta instinctivement � son �paule gauche, celle qui avait �t� frapp�e par la massue du sorcier. Contrairement aux usages de sa tribu, Ouask�ma, fille d'un grand chef et jouissant elle-m�me du privil�ge rare de pr�sider le conseil des sachems Ouask�ma portait une tunique de peau qui couvrait sa gorge et descendait jusqu'� ses genoux. Elle avait aussi les mitas et les mocassins des Indiens de l'autre c�t� des montagnes Rocheuses. --Tu as bien mal � ton �paule, ma soeur? lui dit Poignet-d'Acier avec un accent sympathique. La jeune Clallome ne r�pondit pas. Elle le regardait attentivement. --Veux-tu que je panse ta blessure? reprit-il sans remarquer la fixit� avec laquelle la T�te-Plate le consid�rait. --Ouask�ma veut tout ce que veut son fr�re blanc, r�pondit-elle dolemment. A cet instant le trappeur parti pour puiser de l'eau au fleuve revint avec son casque de pelleterie plein jusqu'au bord. --Diablesse de route pour monter de l'eau! fit-il. J'ai manqu� de tout renverser... --Donne, donne, bavard de Baptiste! tu causeras demain, lui dit Poignet-d'Acier. --Voil�, bourgeois, dit celui-ci en d�posant le vase improvis� pr�s de la patiente. L'aventurier coupa la tunique de Ouask�ma, et, d�couvrant une �paule d'un galbe parfait, s�duisante au possible, malgr� sa couleur rouge�tre. Il examina la blessure. L'inflammation commen�ait et envahissait d�j� toute la jointure sup�rieure du bras � l'omoplate. Une luxation ou tout au moins un d�bo�tement des parties �tait � craindre. Poignet-d'Acier avait certaines notions chirurgicales, comme tout homme qui a pass� plusieurs ann�es de sa vie dans le d�sert. Il palpa les chairs, et, apr�s une �tude de quelques minutes, il reconnut avec plaisir que le coup n'avait heureusement produit qu'une contusion assez forte et froiss� les muscles. Il se contenta donc de baigner d'eau de mer les meurtrissures et d'y appliquer une compresse qu'il lia avec des racines de ouatap. --Ah! tu me soulages, mon fr�re! dit Ouask�ma se sentant mieux. --Bapt�me! dit un des trappeurs, poussant du pied le corps du Dompteur-de-Buffles, une de ces vermines qui grouille encore! je m'en vais l'achever. --Achever qui? r�pliqua Baptiste; il est plus mort que ton dernier grand-p�re, Jean. Laisse-le donc. Tu vois bien qu'il ne remue pas plus qu'une pierre. --Allez pr�parer le bateau, cria Poignet-d'Acier. Il est temps de d�marrer Voici la nuit qui tombe et les Chinouks pourraient bien arriver avec elle. --Oh les maudits, on ne les craint pas, nous autres, dit Baptiste. --Va toujours, et d�p�che-toi, r�pliqua l'aventurier. --C'est bon, capitaine; nous y sommes. --Toi, reprit-il en s'adressant � Jacques, tu m'aideras � transporter cette jeune fille. --Oui, monsieur Ville... --Chut! Pour se punir de son oubli, le vieux serviteur se donna un grand coup de poing dans la poitrine. --Ma soeur veut-elle venir avec moi dans ma cabane? demanda Poignet-d'Acier � l'Indienne. Ouask�ma ira o� son fr�re d�sire la conduire! --Nous allons te transporter au canot. --Non, non, mon bon fr�re, Ouask�ma est forte. Elle peut marcher. Elle fit un effort pour se dresser, mais ses membres �taient rigides, et elle retomba. Alors Villefranche, la prenant dans ses bras, l'enleva de terre, comme il e�t fait d'un enfant, et la descendit dans l'embarcation. Jacques le suivit par derri�re, en portant sa carabine. Pendant le trajet, le coeur de la jeune fille battait si vivement, son haleine exhalait des souffles si br�lants au visage de Poignet-d'Acier, qu'il s'imagina que sa blessure �tait plus grave qu'il ne l'avait jug�e d'abord. --Tu souffres donc beaucoup, ma soeur? dit-il avec int�r�t. --Oh! non, je suis bien, je voudrais rester toujours ainsi, r�pliqua-t-elle languissamment. Le capitaine attribua cette r�ponse au d�lire. --Tu dois avoir soif? dit-il en t�chant de d�couvrir une source. --Ouask�ma aime le grand chef blanc, repartit-elle. Il ne pr�ta point d'attention � ces paroles, lesquelles, du reste, pouvaient n'�tre qu'un t�moignage de reconnaissance conforme aux habitudes des T�tes-Plates, qui n'ont pas de mot propre pour exprimer un remerc�ment. Jacques avait devin� l'intention de Villefranche. Il s'�carta un peu et revint avec de l'eau fra�che qu'il pr�senta � Ouask�ma qui but avidement et dit: --Le serviteur du brave chef blanc est bon. Ils �taient arriv�s sur la gr�ve, pr�s du canot, que les trappeurs poussaient au large. La nuit drapait ses ombres sur la campagne. Mais le ciel avait une puret� transparente et de nombreuses �toiles scintillaient d�j� � son d�me. Le rio Columbia �tait calme, uni comme une glace, et, malgr� le vacarme assourdissant que faisaient les vagues sur la barre, � une lieue de l�, on pouvait esp�rer une travers�e facile jusqu'� l'autre rive du fleuve. Ouask�ma fut plac�e sur une couche de joncs, dans le canot. Poignet-d'Acier allait s'embarquer, quand un puissant mugissement, longuement r�verb�r� par les �chos de la c�te, retentit en haut du cap D�sappointement. Les trappeurs venaient de s'asseoir � leurs bancs pour ramer; ils se lev�rent surpris. --Le taureau du Dompteur-de-Buffles, ce sont les Chinouks, filons vite! dit le capitaine. --Mon fr�re se trompe; le Bois-Br�l� est mort; il voulait m'avoir, et Chinamus l'a perc� d'une fl�che, dit l'Indienne. --Mais �a ne peut �tre que son taureau, car les buffles ne s'avancent pas si pr�s du littoral de la mer, reprit Villefranche un pied sur le bord du canot, l'autre encore � terre. --Part-on, bourgeois? demanda Baptiste. --Attendez un peu. Jacques, mon fusil � deux coups. --Quoi! monsieur... --Pas de r�flexion. Je le r�p�te, c'est sans doute le taureau du m�tis. Si ce dernier est mort, je ne vois pas pourquoi je laisserais aux Chinouks la magnifique b�te qu'il a domestiqu�e. Il y a longtemps que j'en ai envie, au surplus. Donnez-moi aussi un lasso. --Mon fr�re, ne retourne pas sur la montagne! fit Ouask�ma d'un ton suppliant. --Jean, s'�cria Poignet-d'Acier, tu es leste, prends ta carabine et viens avec moi. Vivant ou mort, nous aurons l'animal. --Mon fr�re!... reprit l'Indienne avec un redoublement d'instances. Mais Poignet-d'Acier ne l'entendait plus. Ses instincts de chasseur, une fois �veill�s, le dominaient despotiquement. Il �tait d�j� � moiti� de la falaise qu'il gravissait avec la rapidit� d'un daim, et Jean, malgr� sa r�putation d'agilit�, avait bien de la peine ne pas se laisser distancer. --Le grand chef blanc est intr�pide, mais il est imprudent, murmura Ouask�ma en se soulevant sur son coude droit, afin de le suivre des yeux. La lune se montra, pleine, radieuse, dissipant les molles brumes que le cr�puscule avait �panch�es sur la Colombie. Poignet-d'Acier mettait le pied sur le sommet du cap D�sappointement. Un second mugissement, plus formidable que le premier, salua son apparition. Et alors, au milieu des cadavres des Chinouks, l'aventurier aper�ut un buffle �norme, au dos blanc comme la neige, mais � la crini�re �paisse aussi noire que l'�b�ne, qui, les cornes droites, la t�te relev�e, les pattes de devant tendues roides, le regardait fixement de son grand oeil largement dilat�. Ses beuglements redoubl�rent � l'approche du chasseur. Leur intonation avait quelque chose de triste, de d�sesp�r�, qui frappa Poignet-d'Acier. Jean arrivait sur le plateau. --Glisse-toi derri�re le buffle, lui dit le capitaine, mais ne tire que si, par hasard, ma vie �tait en danger. --On vous entend, bourgeois, r�pliqua le trappeur en se faufilant dans les buissons. Poignet-d'Acier appr�ta son lasso et se dirigea vers l'animal, qui, apr�s avoir frapp� du pied et creus� le sol de son sabot, s'�tait retourn� et mis � l�cher activement le corps d'un Chinouk, en agitant sa longue queue. Il semblait indiff�rent � la pr�sence des deux hommes. --Excellente b�te! murmura Poignet-d'Acier, je parie qu'elle est venue ici pour son ma�tre! Le taureau, comme s'il e�t compris ces paroles, redressa son muffle et mugit de nouveau. Le chasseur crut remarquer, � ce moment, que le cadavre pr�s duquel tr�pignait l'animal faisait un mouvement. Cette d�couverte changea ses projets. --Est-ce que le Dompteur-de-Buffles vivrait encore pensa-t-il. Et, laissant de c�t� son lasso, il s'avan�a vers le corps. Loin de s'opposer � ce dessein, le bison se retira, comme pour lui faire place. Poignet-d'Acier s'agenouilla devant la victime de Chinamus et lui mit la main sur le coeur. Il battait encore, quoique faiblement. --Jean! appela l'aventurier. Son compagnon accourut, tout intrigu� de ce qui se passait. --Jean, fais une torche et allume-la. Le trappeur coupa une branche de pin, la fendit � une extr�mit�, en sept ou huit fractions, y mit le feu et revint aussit�t pr�s de Poignet-d'Acier qui d�shabillait le corps du m�tis en disant: --Je gagerais � pr�sent que le, sorcier des Chinooks l'a frapp� d'une fl�che empoisonn�e. Baisse un peu plus la torche, Jean. Oui, c'est cela, ajouta-t-il en apercevant une l�g�re piq�re que le Dompteur-de-Buffles avait au-dessous des c�tes. C'est cela m�me, voil� bien les marques de l'empoisonnement avec cette terrible substance min�rale que les T�tes-Plates tirent des montagnes Rocheuses, et qui, en refroidissant le sang, abat un homme comme la foudre. Oh! je ne me trompe pas. Les chairs autour de la plaie sont verd�tres, tum�fi�es. Mais peut-�tre n'est-il pas trop tard pour sauver cet individu, car la vie n'est pas encore �teinte chez lui. Ce n'est pas tout � fait un sauvage, et on dit qu'il a de grandes qualit�s. Jean, descends vite jusqu'� mi-c�te; sur la droite, pr�s d'un bouleau, tu trouveras une source, apporte-moi de l'eau, le plus que tu pourras. H�te-toi! Pendant que le trappeur s'empressait d'ex�cuter cet ordre, Poignet-d'Acier tirait de son �tui de fer-blanc un petit tube en corne qu'il appliqua sur la piq�re, en l'appuyant de fa�on � la boucher herm�tiquement. Ce tube avait exactement la forme de l'instrument dont se servent les m�decins pour ausculter, � cette diff�rence pr�s, que le bout �tait plus effil� et l'orifice excessivement �troit. D�s que l'eau eut �t� d�pos�e � c�t� de lui, Poignet-d'Acier se mit � aspirer fortement la plaie par l'embouchure de son tube, puis il cracha, se rin�a la bouche, et recommen�a sans s'arr�ter cette triple op�ration durant un quart d'heure. Jean l'�clairait sans mot dire. Le taureau avait suspendu ses mugissements et contemplait cette sc�ne d'un air ahuri. L'iris noir de ses grandes prunelles blanches s'illuminait de lueurs profondes aux rayons rouge�tres de la torche. Peu � peu les membres du Dompteur-de-Buffles s'amollirent, s'�chauff�rent, fr�mirent. Alors Poignet-d'Acier repla�a le tube dans son �tui de fer-blanc d'o� il sortit un onguent dont il frotta la plaie. Puis il dit au trappeur: --Et maintenant, � nous deux, mon camarade! Jean savait ce que cela signifiait, car aussit�t il d�chira en morceaux son capot de couverte, d�boucha sa gourde, versa du rhum sur un des morceaux, le donna au capitaine, en humecta un autre, et tous deux frictionn�rent rudement les membres et le corps du m�tis. La coagulation du sang ne tarda pas � se dissiper. Les battements du coeur augment�rent. La chaleur rayonna du centre � la p�riph�rie; la souplesse, l'�lasticit� revinrent aux nerfs, la vie enfin circula � grands courants dans ce corps nagu�re presque inerte. Le Dompteur-de-Buffles �tira ses bras, puis ses jambes, puis il secoua la t�te, puis il ouvrit les yeux. --Verse-lui quelques gouttes de tafia sur les l�vres, Jean; �a ach�vera de le ranimer, dit le capitaine. Jean ob�it, et le m�tis se souleva aussit�t et se mit sur son s�ant. Le taureau bondit et mugit tour � tour. D'abord le Bois-Br�l� promena devant lui des regards effar�s, comme une personne brusquement arrach�e au sommeil. Mais la m�moire lui revint bien vite. Il reconnut le capitaine, qu'il avait plus d'une fois rencontr� dans ses excursions. --Si je ne me trompe, tu m'as tir� d'un mauvais pas, Poignet-d'Acier, lui dit-il. --Bapt�me! �a me fait cet effet, s'�cria Jean. --Oui, reprit le Dompteur-de-Buffles, je me souviens � pr�sent. Le coquin de Chinamus m'avait plant� une fl�che empoisonn�e dans le c�t�. Mais qu'est-il devenu? O� est la Belle-aux-cheveux-noirs? --Chinamus est mort, r�pondit Poignet-d'Acier. C'est moi qui l'ai tu�. --Le sc�l�rat n'avait pas vol� la punition, dit le m�tis. --Mes gens, continua le capitaine, ont aussi tu� quatre de tes hommes et il est assez probable que tu aurais partag� leur sort si tu avais �t� debout. Mais je ne frappe jamais un ennemi � terre. --Merci, Poignet-d'Acier, je te revaudrai �a. Donne-moi ta main. La mienne, je le dis avec orgueil, est celle d'un brave qui n'a jamais vers� le sang sans y �tre forc� par la n�cessit�. --Je le sais et voil� pourquoi je t'ai sauv�, r�pliqua le capitaine en acceptant la main que lui tendait le m�tis et la serrant dans la sienne. --Tu as suc� le venin de ma blessure, je ne l'oublierai jamais, fit ce dernier. Mais peux-tu me dire o� est Ouask�ma? --Dans mon canot, r�pondit Villefranche. --Dans ton canot? r�p�ta le Dompteur-de-Buffles en tressaillant. --Oui, dit froidement le capitaine � qui ce mouvement n'avait pas �chapp�. Elle a �t� bless�e par ton jeesuka�n; je vais la reconduire � sa tribu. Tu ne l'emm�nes pas chez toi? demanda l'autre sans chercher � d�guiser la satisfaction que lui causaient les derni�res paroles de Poignet-d'Acier. --A moins qu'elle ne veuille s'y arr�ter! Le front du m�tis se plissa. Il y eut un moment de silence, qui fut rompu par un mugissement du buffle. --Tonnerre ici s'�cria le Bois-Br�l�. --Oui, c'est � ton taureau que tu dois la vie. Je te pensais mort et j'allais partir, quand un beuglement de cet animal me ramena sur le cap. --Ah! c'est une fine b�te, dit le m�tis en s'approchant du buffle et le caressant de la main. Je l'avais laiss� au pied de la c�te pour aller p�cher avec les Chinouks dans une �le... Mais j'y songe... ils vont revenir en nombre et t'attaquer, Poignet-d'Acier. --S'ils m'attaquent, ils trouveront � qui parler, r�pliqua le capitaine en frappant des doigts le canon de son fusil. --On est cinq, ajouta Jean, et, bateau! on vaut cinq fois cinq de ces vermines; fourre-toi �a dans la boule, mon cousin! --N'importe! dit le Bois-Br�l� avec emphase, je suis leur chef, comme je suis ton oblig�, Poignet-d'Acier, et tant que je les commanderai, je ne souffrirai pas qu'ils te traitent en ennemi. Encore une fois merci, et au revoir! Apr�s ces mots, le m�tis sauta sur son buffle qui fr�mit d'aise, et s'�lan�a vers le nord avec la c�l�rit� d'une antilope. CHAPITRE VII OUASK�MA Blanchi par les mates clart�s de la lune, le rio Columbia semblait rouler des flots de vif-argent. --A vos avirons! cria Poignet-d'Acier en sautant dans le bateau. Il s'assit � l'arri�re et prit le gouvernail en main. On gagna le large. --Comme le capitaine a l'air soucieux! Qu'est-ce que vous avez donc trouv� l�-haut? demanda, d'un ton bas, Baptiste � Jean. --Le brigand de Bois-Br�l�, qu'ils appellent le Dompteur-de-Buffles. Un Chinouk lui avait dard� une fl�che dans le flanc, � cause de cette cr�ature que nous avons l� dans le canot. La fl�che �tait envenim�e, et le bourgeois a eu la bont� de sucer la plaie de cette vermine de m�tis, qui le paiera sans doute en monnaie de singe! --C'est donc pour cela que vous avez �t� si longtemps sur la c�te? --Pas pour autre chose. Mais qu'est devenu l'homme? --L'homme! une fois ressuscit�, il a enfourch� son grand buffle blanc et ils sont all�s au diable vert. --Le demi-sang n'est pas mort? demanda Ouask�ma, qui comprenait un peu le fran�ais et avait entendu cette conversation, car elle tournait le dos aux deux trappeurs et faisait face au capitaine. --Non, r�pondit-il simplement. --Mon fr�re lui a aussi sauv� la vie? Poignet-d'Acier ne r�pliqua pas et l'Indienne poursuivit: --Mon fr�re s'en repentira; les Bois-Br�l�s sont des ingrats. Dompteur-de-Buffles voulait faire de Ouask�ma son esclave, et Chinamus voulait la br�ler. Ouask�ma aimait mieux �tre br�l�e. Mais mon fr�re le chef blanc est un grand coeur. Comme elle disait ces mots, Jacques, qui se tenait en avant de l'esquif, poussa un cri. --Qu'y a-t-il? interrogea Poignet-d'Acier. --A gauche, monsieur! manoeuvrez � gauche, pour l'amour du ciel, ou nous sommes perdus! --Mais enfin qu'est-ce? que vois-tu? dit Villefranche en ex�cutant le mouvement, tandis que les rameurs regardaient de c�t� et d'autre pour d�couvrir ce qui effrayait le vieux domestique. A l'exception d'une forte oscillation des vagues en avant de la ligne que venait de quitter l'embarcation et qu'on pouvait attribuer � la mar�e, on ne distinguait rien qui par�t justifier l'exclamation de Jacques. Mais comme Villefranche allait lui faire de nouvelles questions, le fleuve se couvrit � cette place d'�cume, de gros bouillons, et une gerbe liquide, haute de vingt pieds, jaillit tout � coup de son sein. Ces signes indiquaient clairement la nature et la proximit� du danger; aussi les cinq hommes prononc�rent-ils en m�me temps ce mot: --Une baleine! --A vos avirons! tonna la voix de Poignet-d'Acier. Les trappeurs avaient perdu une demi-minute, ils voulurent la r�parer. Mais il �tait trop tard. Les eaux s'�lev�rent en montagne, se creus�rent en ab�me, avec de sourds clapotements. Un corps long, noir, luisant, se montra � la surface. Le canot pirouettait comme une toupie au milieu de ces remuements en sens contraires. Villefranche essaya cependant de lui imprimer une direction; la barre du gouvernail cassa dans sa main. Alors les rameurs s'efforc�rent de tenir l'embarcation en �quilibre. Leurs avirons se bris�rent. Poignet-d'Acier souriait de ce sourire amer que l'on remarque parfois sur les l�vres des hommes qui, d�go�t�s de la vie, ne trouvent plus de plaisir que dans ses drames les plus poignants. Ouask�ma tout enti�re au bonheur de le sentir pr�s d'elle, de le contempler, ne songeait pas au p�ril. Jacques, le vieux domestique, regardait tristement son ma�tre. Les trois autres Canadiens marmottaient des lambeaux de pri�res. Le monstre rentra dans son humide demeure, les ondes s'abaiss�rent, revinrent sur elles-m�mes. Il y eut un moment de calme lugubre. --Vos carabines sur vos �paules, cria Poignet-d'Acier. Pendant que les trappeurs ramassaient leurs armes au fond du bateau, il dit � Ouask�ma: --Ma soeur, passe cette ceinture autour de ton corps et je te soutiendrai. --Non, dit l'Indienne, Ouask�ma aime le grand chef Blanc, elle l'a vu, il a �t� bon pour elle, il l'a serr�e dans ses bras; Ouask�ma ne craint pas la mort. Mais, sans r�pliquer, Poignet-d'Acier la souleva, lui attacha sa ceinture autour de la taille, et, l'asseyant l'arri�re du bateau, il attendit. Le fleuve recommen�ait � monter, � moutonner, autour de l'esquif, un deuxi�me, puis un troisi�me jet d'eau en sortirent, plus rapproch�s que le premier. Les cinq hommes �taient debout. Poignet-d'Acier examinait; ses gens regardaient tour � tour leur chef et les flots qui grossissaient toujours avec des convulsions effroyables. --Tout le monde � la mer! commanda Villefranche. Direction sud-est. J'aper�ois une �le � un demi-mille environ d'ici. Il enleva Ouask�ma. --L�che-moi et sauve-toi, mon fr�re, lui dit-elle. A cet instant, un tourbillon d'eau enveloppa le bateau et ceux qu'il contenait. De l'extr�mit� de sa queue, la baleine venait d'atteindre la fr�le embarcation. Poignet-d'Acier ne quitta point le bout de la ceinture dont il avait entour� la jeune Indienne. Apr�s avoir plong�, ils reparurent tous deux � la surface du fleuve et se mirent � nager vers une �le qu'on distinguait dans le lointain. Malgr� sa blessure, Ouask�ma, aid�e de l'aventurier, se maintenait assez bien au-dessus de l'eau, avec le secours de son bras droit. Les quatre autres acteurs de cette sc�ne �taient dispers�s � quelque distance; le canot avait �t� submerg�. --Avancez vite, car si la baleine se retournait, nous n'�chapperions pas, cria Poignet-d'Acier. --Abandonnez la squaw, bourgeois; c'est un fardeau inutile, dit Baptiste qui se trouvait le plus pr�s de lui. --Abandonner un �tre en danger! Tu m�riterais d'�tre puni de ton mauvais coeur, r�pliqua-t-il s�v�rement. --Mais, si vous le permettez, je l'assisterai aussi bien que vous, monsieur, insinua Jacques. --Non, mon pauvre vieux camarade, tu aurais plut�t besoin de secours toi-m�me, car tu es bien �g� pour faire un demi-mille � la nage. --Oh! monsieur, je suis aussi robuste que si j'avais vingt ans! --Tant mieux, tant mieux, dit Villefranche. Allons, obliquons un peu � gauche. La baleine a l'air de descendre. Encore quelques brasses, et nous n'aurons plus rien � craindre de ses �bats. Moins d'un quart d'heure apr�s leur accident, les six naufrag�s abord�rent sans encombre � une �le plate couverte de roseaux. Ouask�ma �tait fatigu�e et souffrait vivement de son �paule. Mais elle ne se plaignait pas. On fabriqua � la h�te une cabane avec des roseaux; elle y fut d�pos�e; puis Poignet-d'Acier tira de son �tui de fer-blanc de l'amadou et un briquet, et alluma du feu. L'humidit� avait p�n�tr� les cornets � poudre. Aussi, quoique l'�le abond�t en canards sauvages, il fallut se contenter pour souper de racines de kamassas cuites sous la cendre et de quelques coquilles recueillies sur la gr�ve. L'Indienne avait la fi�vre. Elle refusa de manger. Une soif br�lante la consumait. Mais il n'y avait point d'eau fra�che dans l'�le. Les trappeurs lui apport�rent des joncs couverts d'aiguail qui calm�rent le feu dont elle �tait d�vor�e, s'ils ne l'�teignirent pas compl�tement. Pour eux, ils se pass�rent de boire, et, apr�s s'�tre s�ch�s au feu, ils se couch�rent et s'endormirent promptement autour de la butte. Le lendemain matin, Poignet-d'Acier fut le premier sur pied. L'aurore se levait derri�re un voile �pais de brouillards. L'aventurier jeta un coup d'oeil dans la cabane. Ouask�ma reposait apr�s une nuit d'insomnie et d'agitation. Il �veilla ses compagnons, en leur recommandant de ne point parler haut, et, s'�tant �loign�s de la cabane, ils tinrent conseil. Ils se trouvaient � plus d'une lieue de la c�te sur une �le � peu pr�s st�rile qui ne produisait que quelques arbres nains insuffisants pour construire m�me un radeau. Baptiste proposait de passer le fleuve � la nage, et d'aller chercher une embarcation. C'�tait le parti le plus acceptable, et � peu pr�s le seul qu'il y e�t � prendre. Cependant il r�pugnait au capitaine; car, pr�s de son embouchure, la Colombie, est travers�e par des courants dangereux et jonch�s de bancs de sable mouvants, inexorables tombeaux pour les �tres ou les choses qu'ils saisissent dans leurs rapides et incessantes �volutions. Poignet-d'Acier r�fl�chissait encore, lorsque, s'entendant appeler, il courut � la butte o� Ouask�ma �tait. --Mon fr�re ne sait comment passer la Grande-Rivi�re, lui dit-elle. Que mon fr�re fasse comme les visages-rouges, construise un canot de roseaux. --Tu as raison, ma soeur, je n'y avais pas song�. Veux-tu que je panse ta blessure? La jeune Indienne ne r�pondit pas. Villefranche, prenant son silence pour un acte d'adh�sion, s'approcha d'elle et leva l'appareil qu'il avait pos� le jour pr�c�dent. Une ecchymose assez grave s'�tait form�e sur l'�paule, et Ouask�ma ne pouvait plus faire usage de son bras. Cependant, sa fi�vre s'�tait calm�e; il y avait du mieux dans son �tat. Poignet-d'Acier baigna la partie affect�e avec des feuilles couvertes de ros�e, puis il y appliqua quelques plantes adoucissantes, et revint pr�s de ses gens. --Nous allons faire un canot avec des joncs, leur dit-il. Ils eurent bient�t coup� une douzaine de bottes de roseaux qu'ils r�unirent en liant les uns avec les autres leurs petits bouts. Autour de cet assemblage, quelques nouveaux paquets de ces plantes furent attaches pour figurer les pr�ceintes, et enfin ils tress�rent une grande natte de joncs, laquelle, fix�e � deux baguettes de fusil, que tiendraient deux des trappeurs, devait former voile. Les naufrag�s r�ussirent au gr� de leur d�sir. On pla�a Ouask�ma au fond du canot qui n'avait pas moins de dix pieds de long; les trappeurs s'embarqu�rent, et, gr�ce � une bonne brise nord-ouest, ils doubl�rent vers midi la pointe Georges, derri�re laquelle, � c�t� des ruines de l'ancien fort Astoria, s'�levait, on le sait, la cabane de Poignet-d'Acier. Apr�s le d�barquement et l'installation de Ouask�ma sur le lit du capitaine, on s'occupa du d�jeuner. Du poisson r�ti et du pain de racines de kamassas firent les frais de ce repas. La Clallome se contenta d'un peu de bouillon d'esturgeon. --Jacques, dit Villefranche quand ils eurent satisfait leur app�tit, Jacques, tu vas aller � la batture de Clarke, dans la baie d'Young; j'y ai remarqu� une troupe de cygnes; facile de faire bonne chasse, car nous commen�ons � �tre � court de gibier. --Oui, monsieur. --Tu rapporteras aussi de la sauge et des racines de guimauve. Il y en a dans le petit Bois � c�t� du fleuve. Reviens, s'il est possible, avant le coucher du soleil. --Soyez tranquille, on sera de retour, monsieur. Poignet-d'Acier eut une violente quinte de toux qui rappela au vieux serviteur son oubli. --Quant � vous autres, reprit l'aventurier en cessant de tousser, et en s'adressant aux trappeurs, vous retournerez � la fumerie et, demain matin, vous am�nerez ici Merellum. --Merellum! exclama Ouask�ma. --Oui, ma soeur; c'est elle qui m'a appris que tu �tais tomb�e entre les mains des Chinouks, et, avant d'aller � ton secours, je l'ai envoy�e � ma fumerie, o� deux de nos hommes en ont soin. --Mon fr�re est bon comme Hias-soch-a-la-ti-yah! Ouask�ma aime son fr�re le grand chef blanc, r�pliqua-t-elle avec un regard de reconnaissance. Jacques, et les trappeurs sortirent, et Villefranche resta seul avec Ouask�ma dans la cabane. Le chasseur s'assit sur un lot de pelleterie pr�s de l'Indienne. Le coeur de celle-ci battait fort et soulevait par mouvements saccad�s la couverte de peaux de loups marins sous laquelle elle �tait �tendue. Son teint �tait anim�, ses yeux humides et brillants comme une fleur sous la ros�e aux premiers baisers du soleil. Poignet-d'Acier se mit � l'examiner attentivement. Au point de vue de notre sentiment du beau, Ouask�ma, la vierge �tait affreusement laide, car elle avait la marque typique de sa race, le cr�ne aplati et le front fuyant obliquement en arri�re. Ses longs et magnifiques cheveux noirs faisaient ressortir davantage la hideur de cette d�pression, regard�e cependant comme un signe caract�ristique de noblesse par ses cong�n�res; car les Clallomes n'aplatissent pas la t�te de leurs esclaves. Mais, en faisant, s'il est possible, abstraction de cette difformit�, monstrueuse pour nous (quoique certaines de nos pr�tendues �l�gances comme la r�duction de la taille par le corset, ne soient gu�re plus naturelles et gu�re plus admissibles), on d�couvrait dans le reste des traits de la jeune fille des charmes s�duisants. Ses yeux �taient grands, d'un ovale parfait, frang�s par de longues paupi�res, sous lesquelles roulaient des prunelles noires comme le jais, pleines de feu. Elle avait le nez long, busqu�, hardiment dessin�, peut-�tre un peu dur; la bouche bien coup�e, les l�vres roses et les dents blanches. Son teint �tait brun, agr�ablement carmin� sur les pommettes saillantes de ses joues l�g�rement creuses. L'ensemble de sa physionomie parlait d'intelligence et d'exaltation. Si vous supprimiez le front, comme je l'ai souvent fait en contemplant son portrait [15], et en pla�ant la main sur cette partie de la t�te, vous aviez une ressemblance �tonnante, �trange avec les Bourbons. Le bistre de sa carnation et ses pendants d'oreilles en coquilles bleues de tiacomoshak seuls alors trahissaient son origine sauvage. [Note 15: A la biblioth�que du parlement canadien.] Ouask�ma vingt ans. Son corps harmonieusement proportionn� et dans la pl�nitude du d�veloppement, poss�dait des tr�sors de force, de souplesse et de gracieuset�. Elle se laissait voluptueusement consid�rer et ses regards enflamm�s mendiaient un regard d'amour. Mais Poignet-d'Acier �tait froid paraissait ignorer la passion qu'il avait allum�e dans le coeur de l'Indienne. --Ma soeur est puissante chez les Clallomes? dit-il tout � coup. --Oui, Ouask�ma est puissante chez les valeureux Clallomes, r�pondit-elle avec fiert�. --C'est ma soeur qui a arr�t� leurs bras quand ils allaient me frapper. --Ouask�ma aime le grand chef blanc. Elle est heureuse de lui avoir �t� utile. Elle voudrait pr�parer chaque jour la sagamit� pour lui. Poignet-d'Acier tressaillit. --Ma soeur, dit-il, est belle et bonne. La jeune fille se sentit frissonner en entendant cet �loge. --Les plus illustres des guerriers clallomes d�sirent avoir Ouask�ma pour femme, dit-elle; mais le coeur de Ouask�ma ne bat pas pour eux. Il ne se soul�ve que pour le chasseur blanc. --Et celui du chasseur blanc est mort � tout jamais, r�pliqua Villefranche en secouant la t�te. --Que mon fr�re �coute la parole de Ouask�ma et la parole de Ouask�ma le ranimera, car elle est inspir�e par le Grand Esprit. --Pauvre enfant, si elle savait! murmura l'aventurier en se levant et se promenant � grands pas dans la hutte. Apr�s un moment, il revint s'asseoir pr�s de l'Indienne et lui dit anxieusement: --On assure, ma soeur, que tu sais ou il y a des cailloux jaunes, qui �tincellent au soleil. --Ouask�ma le sait! --Vrai! tu le saurais? --Ouask�ma � la langue droite. Quand elle sera gu�rie, elle conduira son fr�re le chasseur blanc � un endroit ou il y a des cailloux jaunes qui �tincellent au soleil. --Oh! si tu faisais cela, je te donnerais... --Ouask�ma ne demande rien � son fr�re. --Mais ne pourrais-tu m'indiquer le lieu? La T�te-Plate p�lit et poussa un soupir. --Mon fr�re, dit-elle d'une voix alt�r�e, aime mieux les cailloux jaunes qui �tincellent au soleil que Ouask�ma; Ouask�ma le m�nera, mais elle ne lui dira pas la place, Hias-soch-a-la-ti-yah l'a d�fendu. Poignet-d'Acier comprit que son impatience lui avait fait commettre une faute. Il saisit la main de la Clallome, la pressa doucement dans la sienne et dit: --Ma soeur est une grande jeesukaine. On rapporte que l'Esprit Supr�me l'a visit�e. --Oui, repartit Ouask�ma, croyant que Villefranche subissait l'influence de ses attraits, oui Hias-soch-a-la-ti-yah m'a visit�e quand j'�tais toute petite et il m'a r�v�l� des secrets. --Ma soeur consentirait-elle � me raconter cette entrevue? demanda Poignet-d'Acier qui esp�rait par ce moyen arriver � la d�couverte de la mine d'or vers laquelle �taient tourn�es toutes ses aspirations. Heureuse de captiver l'attention de celui qu'elle aimait, l'Indienne r�pondit: Si les oreilles du chasseur blanc sont ouvertes, Ouask�ma parlera. --Ma soeur veut-elle boire auparavant? --Non, dit-elle vivement; reste: le contact de ta main est une m�decine qui rafra�chit les l�vres de Ouask�ma et gu�rit sa blessure. Apr�s ces mots prononc�s d'une voix �mue, elle reprit: --J'avais douze ou treize ans; ma m�re me dit de bien observer ce que je verrais, car il m'arriverait quelque chose d'extraordinaire. Je regardai donc, et un matin, pendant un grand froid de l'hiver, je vis un signe que je n'avais jamais vu. Alors je me pris courir, � courir, tant que je pus. A bout de forces, je m'arr�tai et demeurai l�, jusqu'� ce que ma m�re vint m'y trouver. Elle savait ce que voulait dire ma fuite, me ramena pr�s de la loge de la famille et m'ordonna de l'aider � faire une petite cabane de bouleau. Elle me dit d'y rester, d'�viter la pr�sence de tout le monde, et, pour me distraire, de couper du bois. Elle ajouta qu'elle m'apporterait des fibres d'�corce de c�dre pour tresser des vases, qu'elle me reverrait dans deux jours, et que, durant ce temps, je ne devais rien mettre dans ma bouche, pas m�me de la neige. Je fis comme elle m'avait dit. Au bout de deux jours, elle vint me voir. Je pensais qu'elle m'apporterait quelque chose � manger; mais, � mon grand d�sappointement, elle ne m'apporta rien. Je souffrais plus de la soif que de la faim, quoique je sentisse que mon estomac criait. Ma m�re s'assit tranquillement pr�s de moi, apr�s s'�tre assur�e que je n'avais rien pris, comme elle me l'avait command�, et me dit: --Ma fille, tu es la plus jeune de tes soeurs, et de mes gar�ons et enfants il ne me reste plus que vous quatre, elle faisait allusion mes deux soeurs a�n�es, � moi et � un petit fr�re, mort aujourd'hui. Qui, continua-t-elle, prendra soin de nous, pauvres femmes? Ma fille, �coute-moi et t�che de m'ob�ir. Noircis ta face et jeune vraiment pour que le Ma�tre de la vie ait piti� de moi et de vous et de nous tous. Ne manque pas une minute � mes conseils, et, dans deux jours, je reviendrai � toi. Le Grand-Esprit t'aidera si tu es dispos�e � faire ce qui est droit. Alors je saurai si tu es ou non favoris�e par lui. Si Les visions ne sont pas bonnes, rejette-les. Reste toujours fid�le � mes instructions, je reviendrai. Ayant dit, elle partit. Je pris ma petite hache et coupai beaucoup de bois et tissai la corde dont je devais me servir pour coudre des paillassons � l'usage de la famille. Peu � peu je commen�ai � sentir moins d'app�tit, mais ma soif augmentait. Je n'osais toucher � la neige pour l'�tancher, parce que ma m�re m'avait dit que si je le faisais, m�me secr�tement, le Grand-Esprit me verrait et les esprits inf�rieurs aussi et que mon je�ne ne me serait d'aucune utilit�. Ainsi je continuai de je�ner jusqu'au quatri�me jour. Alors ma m�re parut portant un petit plat d'�tain, et le remplissant de neige, elle arriva � ma loge et fut bien aise de voir que je n'avais rien pris. Elle fit fondre la neige et me dit de la boire. Je le fis et me sentis rafra�chie; mais j'aurais d�sir� en boire davantage. Elle me dit qu'elle ne voulait pas me satisfaire, et je me contentai de ce qu'elle m'avait donn�. Elle me dit encore de rester et d'attendre une vision qui m'arriverait assur�ment et nous ferait du bien, non-seulement � nous, mais � tous les hommes. Elle me quitta alors, et pendant deux jours elle ne revint pas, je ne vis aucun �tre vivant et restai plong�e dans mes r�flexions. La nuit du sixi�me jour j'entendis une voix qui m'appelait et me disait: --Pauvre petite, j'ai piti� de ton �tat; viens de ce c�t�, je t'y invite. Il me sembla que la voix partait d'une certaine distance de la loge. Je lui ob�is, et allant � l'endroit d'o� partait la voix, je trouvai un petit sentier luisant comme une corde d'argent. Il �tait tout droit et paraissait monter. Apr�s l'avoir suivi un peu, je m'arr�tai et vis � ma main droite la nouvelle lune avec une flamme qui br�lait au sommet comme une torche et r�pandait une grande lumi�re. A ma main gauche, apparaissait le soleil sur le point de se coucher. Je poursuivis ma route, et bient�t j'aper�us Kan-ge-bequa, la Femme Immortelle, qui me dit son nom et ajouta: --Je te donne mon nom et tu pourras le donner � un autre. Je te donne aussi ce que j'ai, la vie immortelle. Je te donne longue vie sur la terre et le pouvoir de sauver la vie des autres. Va, tu es appel�e � une haute destin�e! Je repris mon chemin, et vis un homme avec un gros corps rond et sur sa t�te des rayons de feu semblables � des cornes. Il me dit: --Ne crains pas; mon nom est Monido-Winins, ou le Petit-Homme-Esprit. Je donne ce nom � ton premier fils, qui na�tra d'un blanc... En disant cela, Ouask�ma balbutia, rougit et baissa les yeux; mais Poignet-d'Acier ne remarqua point ses impressions, et bient�t l'Indienne continua: C'est ma vie que je te donne ainsi. Va o� l'on t'attend. Je gravis donc le petit sentier jusqu'� ce que je m'aper�us qu'il finissait � une ouverture dans le ciel. L�, une voix se fit entendre; je m'arr�tai, et vis, pr�s du sentier, un homme, la t�te environn�e de lumi�re et la poitrine couverte de plaques. Il me dit: --Regarde-moi; mon nom est O-shan-wan-eguy-kaik, ou le Brillant-Soleil-Bleu. Je suis le voile qui cache l'entr�e du ciel. �coute-moi et ne sois pas effray�e. Je vais te douer des dons de vie et te donner le pouvoir de r�sister et de souffrir. Aussit�t je fus perc�e de pointes lumineuses qui �taient fix�es � moi comme des piquants de porc-�pic, mais ne me causaient aucun mal. Les pointes tomb�rent � mes pieds, puis se rattach�rent � mon corps et tomb�rent de nouveau, et cela fut r�p�t� plusieurs fois. L'Esprit me dit: --Attends, et ne crains pas, jusqu'� ce que j'aie fait et dit tout ce que je dois dire et faire. Je sentis alors comme des fl�ches et des dards qui entraient dans mes chairs, mais sans me faire souffrir, et qui, comme les pointes lumineuses, tomb�rent bient�t � mes pieds. Il dit alors: --C'est bien; tu verras de longs jours. Avance un peu. Je fis comme il m'avait dit et arrivai � l'ouverture du ciel. --Tu es, me dit-il, parvenue � une limite que tu ne peux franchir. Je te donne mon nom, tu pourras le donner � un autre. Retourne-toi maintenant, et regarde. Il y a un serpent ail� qui te ram�nera. N'aie pas peur de monter sur son dos, et quand tu seras rentr�e dans ta loge, prends ce qui est n�cessaire pour soutenir le corps. --Je me retournai et vis une sorte de serpent qui volait dans l'air; je montai dessus. Il partit comme l'�clair, et, comme je rentrais dans ma loge, ma vision cessa. --Mais, dit � cet instant Poignet-d'Acier, cela n'explique pas ta puissance sur les Clallomes. --Ne sois pas press�, mon fr�re, r�pondit Ouask�ma, je vais te le dire, ainsi que la vision qui m'a appris � lire dans l'avenir et � voir, plus loin que tes yeux et ceux des hommes ne peuvent porter, ces cailloux jaunes qui �tincellent au soleil. --Tu dis, ma soeur?... s'�cria brusquement le chasseur. --�coute. --Le septi�me jour, j'�tais encore dans ma loge. Alors, je vis descendre du ciel un objet qui ressemblait � une pierre ronde et qui p�n�tra dans ma loge. En approchant, je vis que cet objet avait de petits pieds et de petites mains comme un corps d'homme. Il me dit: --Je t'accorde le don de voir dans le futur, afin que tu puisses en faire usage pour ton b�n�fice, celui des Indiens et d'un chasseur blanc que tu rencontreras apr�s quelques hivers, sur les bords de la Grande-Rivi�re, et que tu �pouseras. Cette d�claration na�ve, faite avec une franchise passionn�e, amena un sourire aux l�vres de Poignet-d'Acier. --Et c'est ce petit homme qui t'a montr� l'endroit o� sont les cailloux jaunes, ma soeur? interrogea-t-il d'un air incr�dule. Ouask�ma allait r�pondre; mais, � ce moment, on heurta violemment � la porte de la hutte. --Qui est l�? exclama Villefranche en sautant sur sa carabine. CHAPITRE VIII MERELLUM La disparition de Pad passa d'abord inaper�ue des trappeurs. Leurs chiens aboyaient � pleins gosiers, et les gens de Poignet-d'Acier �taient trop bons chasseurs pour songer � autre chose qu'au gibier quand ils avaient mis le pied sur une piste. --�a doit �tre un grosses-cornes, dit Pierre en s'arr�tant pour �couter. --Que non! que non! mon cousin, fit Baptiste. C'est un ours, mais pas une femelle, comme l'a pr�tends cet imb�cile d'Irlandais. Et encore cet ours est seul. --Mais comme les chiens font du tapage! reprit Pierre. --C'est que la b�te est remis�e, r�pliqua Jean. Pour ce qui est d'�tre un ours, Baptiste a raison. C'en est un. Regardez-moi ces traces sur le bord du mar�cage. Elles ont au moins six pouces de long sur cinq de large, non compris le talon. �a doit �tre un fameux animal! Mais on dirait que nos chiens sont tomb�s en d�faut. Bapt�me! qu'est-ce que �a signifie? L'ours va peut-�tre faire t�te aux chiens! fit Joseph. --Pas plus que toi, mon cousin, r�pliqua Baptiste en secouant la t�te. Je crois savoir ce que c'est. Doublons le pas. Les cris des chiens recommenc�rent bient�t, et si pr�s des chasseurs qu'on entendait les premiers sauter et tr�pigner sur les branches mortes qui se cassaient avec un bruit sec. --Coulons-nous sous le bois, dit Baptiste. Tous les cinq alors se mirent � genoux et ramp�rent silencieusement vers une �claircie que le soleil couchant empourprait de ses derniers rayons. Les aboiements discords et forcen�s de la meute couvraient les harmonieux murmures de la for�t, � cette heure solennelle o� la nature se recueille ordinairement et envoie, avant de s'endormir, un hymne de reconnaissance � l'�ternel. Au bout de quelques minutes, les trappeurs arriv�rent � la clairi�re, au milieu de laquelle se dressait un �norme ch�ne plusieurs fois centenaire, et dont les rameaux noueux s'entrela�aient trente pieds du sol pour former un dais ombreux de verdure. Autour des racines de l'arbre, qui sortaient de terre en affectant mille formes bizarres, les chiens de la fumerie gambadaient, se bousculaient, bondissaient et jappaient � qui plus haut, la t�te lev�e en l'air, la gueule ouverte, la langue pantelante et les yeux inject�s de sang. Nul fauve ne se montrait cependant dans la clairi�re ou sur les branches du ch�ne. Mais de sa cime jaillissaient des essaims compactes d'abeilles qui l'enveloppaient en bourdonnant comme d'une gaze gris�tre. La petite r�publique ail�e �tait en grand �moi; l'irritation la poss�dait, on le voyait facilement; mais sa col�re n'avait pas les chiens pour objet. Leur pr�sence et leur vacarme ne paraissaient m�me pas l'inqui�ter. --Que diable est-ce que cela veut dire? demanda Pierre � mi-voix. --Cela, mon cousin, lui r�pondit Baptiste, veut dire que nous avons une chance rare. --Oui, ajouta Jean; si je ne me trompe, nous ferons ce soir r�gal de viande d'ours et de miel. Je ne comprends pas. --Tu comprendras tout � l'heure. En attendant, va couper des branches de sapin et ramasse une botte de foug�res que tu tremperas dans la mare pr�s de laquelle nous sommes pass�s. D�p�che-toi. Pierre partit sans trop savoir � quoi servirait ce qu'on lui commandait. --Toi, l'Enrhum�, et toi, le Bossu, continua Baptiste qui avait parl�, vous couplerez les chiens; moi et Jean nous arrangerons le b�cher. Le ch�ne �tait creux, et, � la base de son tronc, se montrait une cavit� ayant plus de quatre pieds de diam�tre. Les deux trappeurs, tout en tenant leur carabine d'une main et leur couteau de chasse dans les dents, remplirent cette cavit� de branchages secs, de feuill�e, de brindilles de sapin et de foug�res mouill�es que leur apporta Pierre. Cela fait, les chiens furent attach�s � quelque distance dans le bois, puis Jean alluma le b�cher et Baptiste ordonna aux trois autres de se tenir devant le trou du ch�ne et de faire feu au premier signal. Lui-m�me et Jean prirent une position semblable. --Est-ce que vous pensez qu'il y a un ours l� dedans? interrogea Pierre en pointant le ch�ne d'un air incr�dule. --Tu verras, mon gar�on. Une fum�e �paisse et �cre se d�gageait lentement du foyer et voilait le tronc de l'arbre sous ses lourdes spirales d'un gris-bleu terne. Les bourdonnements et le d�sordre des abeilles augmentaient. Elles tombaient par centaines �tourdies, asphyxi�es, et mouchetaient le vert gazon autour des trappeurs. Tout � coup on entendit un grondement sourd et prolong�. Il semblait venir de dessous terre. --Attention! dit Baptiste. Ses compagnons appuy�rent sur la g�chette de leur carabine. La fum�e devenait moins intense, mais le ch�ne s'�tait enflamm�. Un nouveau grondement retentit. --Bon! dit Jean en riant, voil� Sa Majest� Martin qui annonce qu'elle va sortir. Soldats, appr�tez... armes! --Tais-toi donc, maudit bavasseur, tu nous feras manquer notre coup! maugr�a Baptiste en lui allongeant son coude dans la poitrine. Le soleil �tait couch� et la nuit descendait brusquement, comme il arrive en Am�rique; mais les lueurs qui s'irradiaient du ch�ne, comme d'un gigantesque cand�labre, illuminaient mieux la clairi�re que le grand jour, en �maillant d'or fluide les hautes plaques de vert sombre qui l'encadraient. --Diable! marmotta Jean, cet ours-l� pourrait bien �tre un canard, comme dit la gazette de Montr�al. Mais au moment o� il faisait cette r�flexion, qui pouvait lui attirer une vive gourmade de Baptiste, un bruit singulier parut sortir des profondeurs de l'arbre. Ce bruit fut imm�diatement suivi de la chute d'un poids lourd et d'un tourbillon de cendres et d'�tincelles qui s'�lev�rent du foyer et d�rob�rent les objets. --Feu! cria Baptiste. Quatre d�tonations r�sonn�rent � la fois. Et l'on vit alors un corps �norme, couvert de flammes cr�pitantes, s'�lancer en hurlant de la cavit� du ch�ne. Baptiste qui, par prudence, avait gard� son coup, le tira; l'animal, frapp� au coeur, expira sur le champ. --Bapt�me! �teignons le feu qui g�te sa belle robe des dimanches, dit Jean d'un ton goguenard. --Bah! dit l'Enrhum�, pourquoi ne pas le griller comme un habill� de soie? --Parce que, nigaud, sa peau vaut au moins une cinquantaine de piastres, r�pliqua l'autre, en couvrant l'ours de mottes de gazon enlev�es avec son couteau. --Ce coquin-l� p�se bien cinq cents livres, dit Jean, qui consid�rait le carnassier avec une stupeur m�l�e de contentement. --Oui, dit Baptiste; mais ce n'est ni l'heure ni le lieu de jaboter comme des pies. Jean fera la cur�e, et nous, nous arr�terons le feu qui d�vore ce ch�ne pour avoir le miel qu'il renferme. --Du miel! fit Pierre, comment �a, mon cousin? --Eh! niais que tu es, est-ce que tu ne sais pas que les ours mangent le miel, et que celui-ci ne s'�tait r�fugi� dans cet arbre que pour y d�vorer les rayons fabriqu�s en haut par un essaim d'abeilles? --Ah dame! bourgeois, il n'y a pas aussi longtemps que vous que je suis dans ce pays, qui est bien dr�le tout de m�me. --Allons, � l'oeuvre, mes gars! dit Baptiste appr�tant sa hache pour mettre un terme au progr�s des flammes. --Mais, s'�cria Jean en regardant autour de lui, o� diable est pass� l'Irlandais? --C'est ma foi vrai! --On ne le voit nulle part! --A moins que les chiens ne l'aient aval�. --Vous m'y faites penser, mes enfants, dit Baptiste soucieux. O� cet Irlandais de l'enfer peut-il �tre? Il a disparu en entrant au bois. Si c'�tait un pi�ge que... --Nous avons eu tort de laisser la fumerie seule, interrompit Jean. --Tu as raison, mon fr�re, reprit Baptiste. Et la Petite-Hirondelle, cette pauvre cr�ature que nous aimons tant! Ah! �'a �t� une imprudence de l'abandonner. L'Irlandais vous la d�visageait... Je me souviens maintenant. Partez, vous autres, courez � la fumerie, je vous attendrai ici avec Jean; emmenez les chiens et revenez avec la carriole et Merellum, s'il n'y a rien de nouveau. Dans une heure au plus vous pouvez �tre de retour. Quand les trois trappeurs se furent �loign�s: --Tu ne sais pas, mon cousin, dit Jean � Baptiste, je me suis toujours d�fi� de cet Irlandais. Il est au service de la Compagnie de la baie d'Hudson, et m'est avis qu'il en veut au capitaine. --Peuh! le capitaine se moque pas mal de lui et des vermines de son esp�ce. --�a ne fait rien. Le scorpion n'est pas difficile �craser, mais il vous pique quand on y pense le moins. --O� veux-tu en venir, Jean? --J'en veux venir que Pad a pour associ� un nomm� Joe qui rode depuis quelque temps avec lui autour de notre �tablissement, et que je les lesterai d'un lingot de plomb si je les rencontre encore sur mon chemin. --Bapt�me! tu ne feras pas cela, Jean. --Comme je te le dis, Baptiste. --Le capitaine ne te pardonnerait pas. Il nous a d�fendu d'attaquer les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson, quoiqu'il ne les aime gu�re, pour le certain, car s'ils pouvaient le pendre, je crois qu'ils n'h�siteraient pas. Mais il est si brave et si fort, Poignet-d'Acier! Dire qu'� la derni�re grande chasse il a saisi avec, la main et arr�t� un jeune taureau par la patte; quel luron, hein? --Et ce sauvage dont il a d�fonc� le cr�ne d'un coup de poing! --Oui, c'est un fier homme, aussi bon que brave, �a n'emp�che qu'il a des chagrins! --On m'a rapport�, de l'autre c�t� des montagnes, qu'il avait �t� notaire � Montr�al, que sa femme l'avait tromp�, et qu'il l'avait fait mourir. --On t'a rapporte �a, Baptiste! --Et puis que sa fille, une jolie cr�ature, dit-on, avait �t� d�bauch�e par un Anglais qui s'appelait Hermisson, je crois. --Hermisson, est-ce que ce n'�tait pas le secr�taire du gouverneur g�n�ral? --Je ne peux pas te dire; mais Poignet-d'Acier s'est battu en duel avec lui et l'a tu� dans une des �les de Boucherville. --Qui est-ce qui t'a racont� �a, Baptiste? s'�cria Jean, laissant tomber le couteau avec lequel il d�pouillait l'ours. --Pour �a, ah! mon cousin, j'en suis s�r. --Tu en es s�r? Cessant de s'occuper � l'extinction du feu qui consumait le ch�ne, Baptiste se rapprocha de son interlocuteur et lui dit � voix basse: --J'y �tais. --Tu y... Jean ne put achever; dix doigts nerveux s'�taient nou�s autour de son cou et ses l�vres n'articul�rent qu'un son rauque, strangul�. Le trappeur se d�battit en vain. En moins d'une minute son camarade et lui, surpris � l'improviste par une bande de Peaux-Rouges, �taient garrott�s et attach�s � deux arbres voisins. Les Peaux-Rouges, au nombre d'une vingtaine, appartenaient � la tribu des Clallomes. Ils �taient enti�rement nus, bariol�s de peintures hideuses et arm�s en guerre: le tomahawk, le couteau d'obsidiane, les fl�ches, le carquois ouvert sur le c�t�, les lances termin�es par des ar�tes de poisson et le grand bouclier de peau de buffle, rien ne manquait. Contrairement � leurs habitudes, ils effectu�rent leur capture sans prof�rer un cri. Les deux blancs, mis en s�ret�, ils s'assembl�rent autour du ch�ne qui flambait toujours avec d'effroyables craquements, et tinrent conseil. --Eh bien, p�re Baptiste, voil� un ours qui va nous co�ter au moins les yeux de la t�te, dit Jean � son compagnon d'infortune. --Dis plut�t, mon gar�on, qu'il nous co�tera la peau de la t�te, car les reptiles nous scalperont immanquablement, r�pliqua philosophiquement. --Et c'est ce maudit Pad qui en est cause! --Tu pourrais avoir raison, Jean. Lui ou un autre, apr�s tout, qu'est-ce que �a fait? Ce qui me g�ne, vois-tu, c'est de m'�tre laiss� prendre comme une dinde par des renards. Pourvu encore que les autres ne reviennent pas! --Je croyais pourtant que les Clallomes �taient alli�s au capitaine. C'�tait, ma foi, bien la peine de sauver, hier soir, leur satan�e sorci�re. --Ouask�ma! Poignet-d'Acier a ses vues sur elle. Mais � quoi bon pleurer? Il faut nous pr�parer � mourir en braves trappeurs. J'esp�re que tu ne faibliras pas, Jean. Un peu plus t�t, un peu plus tard, chacun de nous doit en arriver l�. Et celui qui n'a pas fait le mal pour le plaisir de faire le mal n'a point peur de la mort. Pour moi, vois-tu, mon gar�on, je crois au bon Dieu. Je sais qu'il ne punit point ceux qui l'aiment et rendent service � leurs semblables quand ils en trouvent l'occasion; aussi mon paquet est-il fait, et quoique je n'aie pas je�n� tel ou tel jour, d�bit� telle ou telle pri�re en une langue que je ne comprends pas, � telle ou telle heure, j'ai l'assurance que notre Cr�ateur souverain me traitera aussi bien l�-haut que ceux qui ont pass� une vie inutile, agenouill�s sur le pav� des �glises ou dans les cellules des couvents. Ces paroles furent prononc�es simplement, sans ostentation, comme elles �taient pens�es, et avec un accent naturel qui impressionna fortement Jean. --Votre morale est saine, p�re Baptiste, lui dit-il; mais j'ai sur la conscience un poids dont j'aimerais � me d�barrasser avant de quitter ce monde. Voulez-vous �couter ma confession? --Volontiers, mon gar�on; seulement laisse-moi d'abord holer, afin que nos gens soient avertis qu'il y a du danger ici. Il �leva la voix, mais alors un incident appela son attention vers le groupe des Clallomes qui d�lib�raient pr�s du ch�ne. L'arbre, min� � son pied par le feu, oscillait en �clatant bruyamment, il penchait de l'autre c�t� des trappeurs; il allait s'abattre, et les Indiens se retiraient avec pr�cipitation, quand une enfant apparut soudain sur le lieu m�me qui devait �tre le th��tre de sa chute. La mort de l'enfant e�t �t� in�vitable si un chef des Peaux-Rouges ne se f�t �lanc� pour la saisir dans ses bras et la transporter loin du colosse des for�ts, qui tomba aussit�t avec un fracas �pouvantable. --Merellum! s'�cria Jean. La pauvre petite! Que vient-elle faire ici? Elle est perdue! --Je crois plut�t que c'est la Providence qui l'envoie, r�pliqua Baptiste. --Tu badines, mon cousin. --Regarde et demeure tranquille. La Petite-Hirondelle parlait avec vivacit� au sachem, qui l'�coutait avec une d�f�rence que n'ont point ordinairement les Indiens pour les enfants, surtout pour les blancs. Mais Merellum �tait la favorite de Ouask�ma, la jeesukaine du parti de Clallomes qui s'�tait empar� de Baptiste et de Jean. La tribu tout enti�re craignait Ouask�ma autant qu'elle la r�v�rait, et Merellum avait part � la consid�ration dont jouissait sa protectrice. Apr�s avoir narr� l'attaque de Ouask�ma par les Chinouks et sa d�livrance par Poignet-d'Acier et ses gens, elle demanda la libert� des deux captifs. Les Clallomes, s'�tant consult�s, se rendirent � son d�sir. Merellum trancha elle-m�me les liens des trappeurs qui, on le concevra ais�ment, la combl�rent de caresses. --Mes fr�res les visages-p�les viendront avec nous chercher la vierge clallome dans le wigwam des chefs blancs, leur dit le sachem. Mais, avant de partir, partageront avec nous la chair de l'ours qu'ils ont tu� et le sucre des mouches du Grand-Esprit. Tandis que quelques-uns des sauvages d�pe�aient la venaison et que d'autres coupaient le ch�ne pour en extraire le miel qu'y avaient d�pos� les abeilles, Merellum conta aux trappeurs son enl�vement de la fumerie, puis la mani�re dont elle avait �chapp� aux violences de l'Irlandais. --Je me suis jet�e � l'eau, dit-elle en terminant; j'ai travers� le fleuve � la nage et je suis rentr�e � la loge au moment o� Jean y arrivait avec les deux autres. Ils ont �t� joliment contents de me revoir. --Mais o? sont-ils donc? demanda Baptiste. --L�, dans le fourr�. En revenant pr�s de vous, j'ai aper�u les Clallomes � la chute du feu. Alors j'ai dit � vos fr�res de se tenir cach�s pendant que j'irais toute seule parler au chef qui m'aime bien, parce qu'il aime ma bonne tante Ouask�ma. --Ch�re petite cr�ature! s'�cria Baptiste en lui rougissant les joues sous deux gros baisers. Le repas fut bient�t pr�t. Il �tait compos� de graisse d'ours, dont les Indiens sont tr�s-friands, et qu'ils boivent liquide avec des tranches du m�me animal qu'ils mangent aux trois quarts crues, et de miel leur r�gal par excellence. En vrais trappeurs, Baptiste et Jean firent lib�ralement honneur � ce festin, auquel prirent aussi part leurs trois camarades, que Merellum avait appel�s. Ensuite toute la bande de Peaux-Rouges et de blancs, suivis de la Petite-Hirondelle, se mit en marche pour l'�tablissement de Poignet-d'Acier, au fort Astoria. Ils l'atteignirent une heure avant le lever de l'aurore; mais, h�las! la cabane et ses d�pendances ne pr�sentaient plus qu'un monceau de d�combres fumants. CHAPITRE IX LA CAVERNE DE LA ROCHE-ROUGE Voici ce qui s'�tait pass�. Dans l'apr�s-midi du jour pr�c�dent, quand on frappa rudement � la porte de sa cabane, Poignet-d'Acier saisit sa carabine et demanda: --Qui est l�? --C'est moi, Jacques, votre serviteur, r�pliqua-t-on du dehors. --Ah! c'est toi. Eh! que diable y a-t-il pour que tu heurtes si fort? repartit Villefranche, contrari� d'avoir �t� d�rang� au moment m�me o� Ouask�ma allait peut-�tre lui faire conna�tre l'emplacement de cette mine d'or dont il avait d�j� entendu parler, et qu'il convoitait de toutes les ardeurs de sa nature passionn�e. --Les Chinooks! r�pondit Jacques d'une voix essouffl�e. --Les Chinouks! fit le capitaine en refermant la porte qu'il venait d'ouvrir � son domestique. --Oui, monsieur! les Chinouks! ils arrivent sur une vingtaine de grands canots au moins, pour nous attaquer, j'en suis s�r. --Le grand chef blanc n'aurait pas d� secourir le Dompteur-de-Buffles; les demi-sangs rendent le mal pour le bien, dit la jeune Indienne d'un ton sentencieux. --Mais o� et comment as-tu appris cela, Jacques? s'enquit Poignet-d'Acier en inspectant ses armes. --Monsieur m'avait ordonn� d'aller � la batture Lewis, afin de chasser le cygne et de rapporter des racines de guimauve pour la squaw malade, et monsieur m'avait command� d'�tre de retour de bonne heure... --Oui, abr�ge! s'�cria Villefranche avec impatience. --J'ai donc pris un cheval � l'�table, continua Jacques, et j'ai couru ex�cuter les ordres de monsieur. Mais, en longeant la pointe de la baie d'Young, j'ai aper�u les embarcations des Peaux-Rouges. --Et tu es revenu � toute bride? --Oh! que non pas, monsieur Ville... --Jacques! prof�ra Poignet-d'Acier en accompagnant ce nom d'un coup d'oeil s�v�re. --Oui, monsieur, dit humblement le vieillard. Pour finir mon histoire, en voyant les canots des Chinouks, j'ai voulu savoir ou ils se dirigeraient, et je suis descendu de mon cheval, que j'ai cach� dans les broussailles. --Une imprudence � ton �ge! --Non, monsieur, c'�tait sage, car j'avais distingu� sur la rive deux de ces brigands qui faisaient cuire un poisson, et, comme je connais assez de leur barbare idiome pour le comprendre, je me suis dit que si je parvenais � m'approcher des deux sauvages, ils me r�v�leraient probablement et sans s'en douter le but de leur exp�dition. --C'�tait justement pens�, mon brave Jacques. --Ils �taient, par bonheur, en bas d'une falaise peu �lev�e et dont le sommet �tait garni de buissons. Je me faufilai entre les �pines, et arrivai � port�e de leurs voix. J'appris qu'ils avaient d�terr� la hache de guerre pour venger la mort de leur devin Chinamus et de leur sagamo Oli-Tahara. --C'est le nom indien du Dompteur-de-Buffles, dit Poignet-d'Acier au domestique qui s'�tait arr�t� comme pour l'interroger. --Je ne savais pas, et je vous remercie, monsieur, fit ce dernier en se d�couvrant respectueusement. --Poursuis, Jacques, poursuis. Je suis content que ces mis�rables croyaient encore � la mort du m�tis. Cela prouve qu'il est �tranger � leurs dispositions hostiles. Et rien ne m'est plus odieux que l'ingratitude, la chose du monde pourtant la plus commune parmi les hommes, ajouta-t-il en mani�re de r�flexion. --J'ai termin�, monsieur, car n'ayant plus rien � apprendre, je suis remont� � cheval. --A combien de milles d'ici pouvaient �tre les Chinouks? --Cinq ou six milles au plus. --Et ils louvoyaient de notre c�t�? --Oui, monsieur. --Diable! nous n'avons pas de temps � perdre. Il faut choisir un parti. --Que mon fr�re blanc prenne la fuite et qu'il laisse ici Ouask�ma, dit l'Indienne. Mon fr�re ira trouver les Clallomes, mes fr�res rouges, il leur dira ce qu'il a fait pour une fille noble de leur tribu, et ils se joindront � lui pour chasser les l�ches Chinouks. Le plan souriait m�diocrement � Poignet-d'Acier, qui avait toujours r�pugn� � immiscer les sauvages dans ses int�r�ts. Il secoua la t�te et dit � Jacques: --Voyons, as-tu un moyen � me proposer? --Celui de cette squaw me para�t, monsieur... --Impraticable, r�pliqua s�chement Villefranche. Et il souffla, d'un ton imperceptible pour l'Indienne, quelques mots � l'oreille de son domestique. --Je crois, dit celui-ci, que j'ai trouv� un exp�dient. La nuit est proche. Dans une heure, il ne fera plus jour. Les Chinouks ne peuvent doubler la pointe Adams avant ce temps. Profitons de l'heure qui nous reste pour embarquer dans le grand canot nos effets les plus pr�cieux, et puis nous sellerons nos deux chevaux qui sont � l'�table; nous fixerons sur leur dos les bonshommes de paille que j'avais faits, l'ann�e derni�re, pour �pouvanter les oiseaux qui s'abattaient sur notre champ de ma�s... --Et apr�s? --Apr�s, monsieur; vous savez qu'entre la c�te et la plaine, au bout de la pointe Adams, il y a un sentier creux: eh bien! je conduirai les chevaux dans ce sentier, puis, sous la queue de chacun d'eux, j'attacherai, quelques branches de houx. Gravissant alors la falaise, je d�chargerai mes armes sur les Indiens qui rangent la rive sud du fleuve; je redescendrai ensuite et frapperai les chevaux. Ils partiront au galop en montant vers la plaine... --Bien, bien, Jacques, et les Chinouks prendront pour nous les bonshommes de paille. Ton id�e est excellente. Mais nos gens de la fumerie? --J'y ai song�, monsieur. La cabane ici ne vaut pas grand'chose. Nous y mettrons le feu. Ce signal leur en dira assez. --Mon bon Jacques, tu as plus d'esprit dans ta vieille cervelle que dix chefs facteurs de la Compagnie de la baie d'Hudson! s'�cria Poignet-d'Acier en lui serrant affectueusement la main. En avant donc, et t�che que les sc�l�rats ne te d�couvrent pas! --N'en ayez souci, monsieur; Jacques est plus fin qu'eux. Ce serait, ma foi, bien la peine d'�tre n� blanc si on ne pouvait faire la nique � des Peaux-Rouges. Et le vieillard sortit en riant de sa plaisanterie D�s qu'il fut parti, Ouask�ma dit � Poignet-d'Acier: --Mon fr�re ne veut pas aller chez les Clallomes? --C'est impossible. --Alors que mon fr�re agisse � sa volont�, reprit-elle d'un ton triste mais r�sign�. Villefranche, qui faisait rapidement quelques paquets, lui dit: --Je ne puis te laisser ici; cependant tu n'es pas en �tat de retourner � ta tribu. As-tu un projet? --Que mon fr�re abandonne Ouask�ma s'il ne peut l'emmener! --T'emmener avec moi! dit le chasseur en r�fl�chissant. Et si je le fais, me conduiras-tu � l'endroit o� sont les cailloux qui brillent au soleil? --Ouask�ma est l'esclave du chef blanc. Elle fera ce qu'il voudra. --Promets-moi de ne jamais faire conna�tre � d'autres ce que tu vas voir ici, et le lieu o� je te cacherai. --Ouask�ma ne trahira jamais le secret de celui qu'elle aime. Que mon fr�re ait confiance en elle. Ouask�ma l'aime. Elle lui sera fid�le. Pendant qu'elle parlait, Poignet-d'Acier, qui s'�tait arm� d'une pioche fouillait activement le sol de la cabane. Il eut bien vite d�couvert une grosse dalle dans laquelle �tait pris un anneau de fer. De sa puissante main, il souleva cette dalle dont le poids e�t d�fi� trois hommes de force ordinaire. Un large caveau s'offrait au-dessous. Il �tait rempli de fourrures, d'armes, de selles, brides, instruments de tout genre et de provisions. Le capitaine lan�a dans le souterrain les paquets qu'il avait faits, puis il s'y glissa lui-m�me avec sa pioche, creusa l'argile qui en formait le fond, mit � jour une cassette de fer qu'il ouvrit � moiti� pour y introduire, un portefeuille et quelques petits sacs de cuir gonfl�s qui rendirent, en tombant � l'int�rieur, un son m�tallique. Cela fait, Poignet-d'Acier referma la caisse, la recouvrit d'une couche de glaise qui la dissimulait enti�rement, remonta dans la cabane, scella de nouveau la dalle et entassa de la terre au-dessus, jusqu'� ce que le sol e�t repris l'apparence qu�il avait avant l'op�ration. Ouask�ma s'�tait lev�e, le bras dans une �charpe de cuir de daim. Elle �tait pr�te � partir. Poignet-d'Acier saisit ses armes, un taureau [16] de pemmican et quelques tranches de saumon fum�, et porta le tout dans un bateau amarr� au pied du cap. [Note 16: Voir la _Huronne_.] Jacques arrivait � ce moment. --C'est fait, monsieur! s'�cria-t-il, et le stratag�me a merveilleusement r�ussi. Quand j'ai eu tir� mes trois coups de feu et d�p�ch� au diable deux ou trois des leurs, les Peaux-Rouges ont d�barqu� en masse sur la gr�ve et se sont mis � courir comme des d�mons apr�s nos pauvres chevaux qui, aiguillonn�s par les �pines, filaient, ma foi, avec leurs bonshommes, aussi vite que des antilopes effarouch�es. --Bon, Jacques, bon. A pr�sent le feu � l'�tablissement. Ouask�ma marcha au bateau, appuy�e au bras de Villefranche, pendant que le domestique incendiait la butte qui, durant bien des ann�es d�j�, leur avait servi de r�sidence principale. En accomplissant cet acte n�cessaire, Jacques avait le coeur gros, car non-seulement il nous en co�te toujours de d�truire l'oeuvre de nos mains ou de notre intelligence, mais nous nous sentons p�niblement affect�s quand il faut quitter � tout jamais le toit qui nous a abrit�s m�me pendant les ann�es difficiles. L'homme, et surtout l'homme �g�, s'attache souvent plus aux choses qu'aux �tres. Il semble qu'elles fassent partie de lui-m�me, et peut-�tre sont-elles en effet indispensables � sa sant�, � sa vie. Quoi qu'il en soit, le sacrifice fut consomm�, car bient�t la conflagration teignit en rouge les eaux du rio Columbia, et ce fut � ses lueurs �clatantes que les trois fugitifs quitt�rent ces rivages que l'un d'eux ne devait plus revoir. Il �tait nuit; de grands nuages, noirs comme l'encre � leur centre, cuivr�s � leurs franges, roulaient p�niblement d'orient en occident. --Il y aura de la temp�te ce soir, monsieur, dit Jacques, empoignant un aviron. --Je le crains, murmura Villefranche en �tudiant le ciel. --Si mon fr�re le permet, Ouask�ma se mettra au gouvernail, insinua l'Indienne. --Ta blessure t'emp�cherait de manoeuvrer, ma soeur, lui r�pliqua le capitaine qui sentait n�anmoins que le concours de deux hommes robustes serait � peine suffisant pour traverser le fleuve, dont les flots glapissaient d�j� tumultueusement sur les battures. --Non, mon fr�re, ma blessure ne m'emp�chera pas de manoeuvrer, repartit la pauvre fille en s'asseyant � la Barre. --Le cap sur la Roche-Rouge, dit alors Poignet-d'Acier. Il saisit une paire de rames et, se pla�ant sur un banc derri�re Jacques, il se mit � nager vigoureusement. Les clart�s de l'incendie se r�tr�cirent peu � peu dans l'obscurit�, � mesure que le bateau gagnait le large. Elles n'apparurent bient�t plus que comme, le cercle lumineux projet� par la lentille d'un phare, mais assez sensible pour aider les bateliers � se guider travers les �lots et les m�les de sable qui encombrent la Colombie. La Roche-Rouge se trouve presque en ligne directe avec l'ancien fort Astoria. Malgr� l'�paisseur des t�n�bres et la violence des eaux, on esp�rait gagner sans accident l'autre rive. Jacques et son ma�tre n'avaient pas encore �chang� une parole, quand le premier dit tout � coup: --Il me semble, monsieur, que j'entends derri�re nous le bruit d'une embarcation. --Non, r�pond il Villefranche, c'est le mugissement des lames contre un r�cif. Je crois m�me, insista Jacques, avoir entrevu un canot � la cime d'une vague. Est-ce que, par hasard, la peur te troublerait l'esprit, mon vieux camarade? r�pliqua le capitaine en souriant. Et, s'adressant � l'Indienne, il ajouta: --La barre � droite, ma soeur; la barre � droite, nous touchons au port. L'esquif ne tarda pas � grincer sur le sable. On �tait arriv� � la Roche-Rouge, masse de porphyre consid�rable, � quinze ou vingt milles de l'embouchure de la Colombie, sur la rive septentrionale. --Jacques, dit Villefranche, descends le premier avec Ouask�ma; tu la conduiras � la caverne, o� je vous rejoindrai d�s que j'aurai amarr� le bateau. Le domestique ob�it, et, soutenant l'Indienne par le bras droit, il commen�a � monter avec elle la falaise qui est escarp�e et d'une ascension difficultueuse, surtout dans l'obscurit�. Il faisait froid et le vent soufflait �prement. Poignet-d'Acier, qui avait saut� sur la berge, tirait � lui le canot, par une corde de ouatap, pour l'attacher � une saillie du roc, dans une petite anse o� il serait � l'abri de la temp�te. Mais tout d'un coup le cordage cassa et le canot, entra�n� par un paquet d'eau que poussait une rafale, disparut au milieu des ombres. L'aventurier l�cha une exclamation de d�sappointement. Il �tait, toutefois, trop rompu aux vicissitudes du genre d'existence qu'il avait adopt� pour se laisser d�courager par une semblable perte. --Avec un tronc d'arbre nous en referons un autre, pensa-t-il. Et, � son tour, il gravit la Roche-Rouge. A mi-hauteur, derri�re un massif d'arbousiers et de plantes saxifrages, la nature a pratiqu� une �troite ouverture par laquelle on p�n�tre dans une enfilade de galeries souterraines aussi curieuses par leur �tendue que par la vari�t� des formes qu'elles affectent. Ces cryptes, inconnues � cette �poque des habitants du rio Columbia, avaient �t� d�couvertes par Poignet-d'Acier, qui les avait explor�es en partie, y emmagasinait des lots de pelleterie et s'y r�fugiait aux heures de p�ril. Il les e�t vraisemblablement toujours habit�es sans leur insalubrit�. En atteignant l'orifice, le capitaine trouva Jacques qui l'attendait presque c�r�monieusement, une torche � la main. Ils travers�rent un couloir resserr� et entr�rent dans une salle carr�e, o� les rayons de la torche firent flamboyer de mille reflets les murailles charg�es de concr�tions cristallines et la vo�te, d'o� pendaient, titanesques girandoles, des stalactites fa�onn�es en figures �tonnantes par leur dessin et leurs nuances, qu'on dit �chapp�es d'un monstrueux �crin de pierreries. C'�tait plus resplendissant qu'une illumination � giorno, merveilleux comme une f�erie des Mille et une Nuits. Une table et des bancs recouverts de peau d'�lan, au milieu un lit garni d'une robe d'ours, en un coin des armes, des instruments de chasse et de p�che dispos�s �� et l� constituaient l'ameublement. --Ou as-tu plac� l'Indienne? demanda Villefranche, pendant que Jacques, apr�s avoir allum� une lampe de fer battu, pr�parait du feu dans une petite chemin�e qui occupait un des angles de la chambre. --Dans le compartiment aux Coquilles. --Bon; et tu ne lui as pas montr� cette salle, car j'avais oubli� de te dire que je ne voulais pas qu'elle la conn�t. --Monsieur sait bien que je devine ses intentions, r�pondit Jacques avec un air de respectueux reproche. --Mais elle doit avoir faim. Tu lui feras du bouillon de pemmican. --Elle m'a dit qu'elle d�sirerait parler � monsieur avant de se coucher. --Je vais y aller; �claire-moi. Tu nous laisseras seuls et tu apporteras le souper. --Si monsieur voulait, dit le vieux domestique avec timidit�, je lui arrangerais une de ces soupes aux hu�tres qu'il aime tant? --Ce serait avec plaisir, mon bon Jacques, r�pliqua Villefranche en souriant; mais pour faire une soupe aux hu�tres, il faut au moins des hu�tres, et nous n'en avons pas ici, que je sache? --Il y en a en quantit� au bas de la Roche-Rouge; en voici deux que j'ai ramass�es en chemin. --Excellent serviteur! il pense toujours � moi! Cependant je ne profiterai pas de ton obligeance, car il est tard et la nuit est trop noire pour que tu sortes � pr�sent. --Ce serait moi que monsieur obligerait en me permettant d'en aller chercher, car je ne les d�teste pas non plus. --Tu as r�ponse � tout. Fais donc comme tu voudras, dit Villefranche en lui frappant amicalement sur l'�paule. Apr�s l'avoir �clair� dans le compartiment aux Coquilles, ainsi d�sign� � cause des innombrables petits testac�s qui tapissaient ses parois, Jacques se retira. Ouask�ma �tait assise sur un lit de pelleteries. Elle se leva, prit la main de Poignet-d'Acier, l'appuya contre son coeur et dit: --O mon fr�re! le plus vaillant, le plus noble des chefs blancs, comment la vierge clallome pourra-t-elle jamais te rendre tout ce que tu as fait pour elle? Tu m'aimes donc? parle! --En me menant au lieu o� sont les cailloux jaunes qui scintillent au soleil, tu feras plus pour moi que je n'ai fait pour toi, repartit Villefranche. Ces paroles s�ches, jet�es comme une onde glaciale sur les bouillonnements de son amour, firent frissonner l'Indienne. Elle p�lit, chancela, et serait tomb�e, � terre si le capitaine ne l'e�t retenue dans ses bras. A ce moment, Jacques rentra en criant: --Monsieur, monsieur, je viens de voir une lumi�re au pied de la Roche-Rouge! CHAPITRE X COMBAT Une lumi�re, Jacques! Eh! que diable veux-tu qu'une lumi�re fasse sur la gr�ve � pareille heure? --Je l'ai vue, monsieur, comme je vous vois. Elle montait de ce c�t�. --Tu auras vu une mouche-�-feu, mon camarade. --Une mouche-�-feu!... Pensez-vous, monsieur, que je ne sache pas reconna�tre une torche d'une mouche-�-feu? --Mais il fait un vent � ne pas tenir debout; comment veux-tu qu'une torche reste allum�e � l'air? L'observation parut d�contenancer le vieux domestique. --Monsieur peut bien avoir raison, dit-il d'un ton soumis. Cependant, � moins que mes yeux ne faiblissent, il m'a sembl� aussi apercevoir un homme qui portait la torche. --Comme il t'avait aussi sembl� apercevoir un canot marchant derri�re nous! --Pourtant, objecta encore Jacques, mais avec d�f�rence, si je ne m'�tais pas tromp� et si c'�taient les gens de ce canot qui sont descendus � terre... Monsieur permet-il que j'aille m'en assurer? Cette r�flexion �branla l'incr�dulit� de Poignet-d'Acier. --Que tes oreilles, mon fr�re, lui dit Ouask�ma, soient ouvertes au discours de ton esclave. Les Chinouks rodent dans ces parages. Il y a m�me des visages p�les, tes ennemis. D�fie-toi d'eux! --Oui, tu as raison, ma soeur, r�pliqua le capitaine. Je vais aller reconna�tre le terrain. Ne bouge pas d'ici pendant que je serai absent. --Ouask�ma attendra le grand chef Mane, r�pondit l'Indienne. --Change l'amorce de tes armes, Jacques, dit Villefranche � son serviteur, tout en proc�dant lui-m�me � cette op�ration. Ils sortirent avec pr�caution de la caverne. Poignet-d'Acier s'avan�a sur une saillie masqu�e par des arbustes et plongea ses regards au pied de la Roche-Rouge. Le bruit imp�tueux des flots qui d�ferlaient sur la plage �tait parfaitement distinct. Il se m�lait aux sifflements stridents de la bise, rabrouait les vagues du fleuve et tordait les pins au sommet de la c�te. Mais la nuit �tait noire, d'un noir presque imp�n�trable. Seulement, � quelques rares d�chirures des nuages amoncel�s � la vo�te c�leste, se montrait �� et l� une �claircie bleu�tre que r�fl�chissaient les eaux de la Colombie et qui trouait les t�n�bres par des lueurs miroitantes, ind�cises. --Ta lumi�re, mon pauvre Jacques, est comme ton canot; elle rel�ve de l'empire des illusions, dit Villefranche en riant apr�s avoir promen� autour de lui un regard per�ant. --Je suis pourtant bien convaincu de ce que j'ai d�clar�. Elle �tait l�, monsieur, � gauche, derri�re une pointe que la noirceur vous d�robe � pr�sent. --Soit! admit Villefranche pour ne pas blesser la susceptibilit� du vieillard. Mais elle n'y est plus. Nous sommes en s�ret� dans la grotte. J'ai faim et froid, rentrons. --Ah! la voyez-vous maintenant, monsieur? s'�cria Jacques, arr�tant son ma�tre par le bras. --O� �a? --L�, sur votre droite. Elle a chang� de direction? --En effet, dit Poignet-d'Acier surpris. En effet je distingue une lumi�re qu'on dirait venir d'une lanterne. Elle est � un quart de mille d'ici au plus. Il faut savoir ce que c'est. Tu resteras � cette place et j'irai � la d�couverte. --Oh! monsieur, je vous accompagnerai, dit Jacques d'un ton suppliant. --Mais qui gardera la caverne? --Nous en boucherons l'ouverture. --C'est juste; car Ouask�ma n'a pas int�r�t � nous quitter, et puis deux vaudront mieux qu'un dans la recherche qu'il est urgent de faire. Apr�s avoir murmur� ces mots, Poignet-d'Acier s'arcbouta contre un bloc de granit pos� pr�s de l'orifice du souterrain, et, aid� de Jacques, le roula contre l'issue, de fa�on � la fermer compl�tement. Ce n'est pas cinq hommes qui parviendraient remuer cette masse, dit le domestique avec un sentiment d'orgueil. --En marche! en marche! et fais attention aux cailloux qui jonchent le sentier! --Oh! j'ai le pied solide, monsieur. La pente �tait raboteuse, sem�e, comme l'avait dit Villefranche, de gravois et de pierrailles qui se d�tachaient sous le pas et le rendaient p�nible, incertain. Mais peu � peu les trappeurs s'habitu�rent � l'obscurit�. Ils franchirent assez ais�ment les passages dangereux et atteignirent la base de la Roche-Rouge. La lumi�re �tait devenue invisible. --Voil� qui frise le myst�re, dit Villefranche en faisant une halte sur la gr�ve. Cette clart� �tait celle d'une lanterne, �videmment, car elle ne vacillait pas comme celle d'une torche, et, d'ailleurs, quelle torche aurait r�sist� � ce vent furieux! Donc, ce ne sont pas des sauvages qui l'avaient aux mains. Il n'y a que des blancs... Les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson! ajouta-t-il avec m�pris. Ils veulent ma vie, ceux-l� et ils n'osent la prendre... Nos pr�tendus tr�sors aussi leur font envie! Que r�soudre? J'ai peut-�tre des ennemis cach�s dans ces rochers, et qui n'attendent qu'un moment favorable pour m'assassiner... --Monsieur, fit Jacques qui furetait sur la gr�ve une corne � poudre! --Une corne � poudre! Ou l'as-tu trouv�e? --Ici, dans le sable. Elle n'y est pas depuis bien longtemps, car le dessus est encore sec, la mar�e ne l'a pas couverte. --Donne. Le domestique passa la corne � son ma�tre, qui, ne pouvant l'examiner, la palpa entre ses doigts. --Oh! dit Jacques, elle appartient � un homme de la Compagnie de la baie d'Hudson. J'ai senti les petits clous de cuivre qui composent sa marque. --Je m'en doutais! les mis�rables!... prof�ra Poignet-d'Acier avec col�re. Allume ta lanterne, Jacques; puisque nous avons affaire � ces coquins, la ruse est inutile. Mais malheur � celui que je trouverai au bout de ma carabine! Le vieillard s'�tait muni d'une lanterne avant de partir pour faire sa provision d'hu�tres. Il s'empressa d'ob�ir � l'injonction de Villefranche. --Il doit y avoir des empreintes � l'endroit o� �tait la corne � poudre; essaye de les suivre, tandis que je veillerai sur nous deux, dit ce dernier. --Oui, voici des traces de mocassins. --Par cons�quent, elles appartiennent � des blancs, ainsi que cette corne � poudre. Combien y en a-t-il? --Quatre, monsieur, quatre! Jacques allait, le corps courb�, sa lanterne rasant le sable, qu'elle couronnait de nimbes d'or fuyants, et Poignet-d'Acier, la taille droite, l'oeil et l'oreille au guet, le doigt sur la d�tente de sa carabine, fouillait les ombres �paissies, � quelques pieds autour d'eux. --Il est �trange qu'on ne voie pas de canot, dit-il. --C'est qu'ils ont pi�tin� sur la battue avant qu'elle ne f�t recouverte par les eaux. Je gagerais que leur canot est amarr� � quelque rocher pr�s de la rive. --Cela est bien possible. Mais es-tu toujours sur la piste? --Oui, monsieur, les impressions sont profondes. Les deux hommes devaient �tre pesamment charg�s. Voici qu'elles tournent. Ah! je ne les vois plus. --Parbleu! nous sommes sur la roche, dit Villefranche avec humour. Ils continu�rent leur exploration pendant plus d'une heure, mais inutilement. Les empreintes de mocassins se pr�sentaient dans les parties humides; elles disparaissaient dans les parties s�ches. Parfois cites se divisaient pour se rejoindre un peu plus loin, se diviser de nouveau et se rejoindre encore. Et toujours elles montaient vers la grotte. Il �tait clair que la perquisition l'avait pour but, quels qu'en fussent, au reste, les auteurs. A une projection de rocher, les traces cess�rent tout � fait. --J'ai entendu un son de voix, dit Jacques en collant son oreille contre le roc. Une minute apr�s il se releva et dit: --C'est une erreur, je crois. --Oui, rentrons, dit Villefranche d'un ton brusque. Demain matin, nous aurons le mot de cette �nigme. Quoiqu'ils fussent assez pr�s de la caverne, en passant par dessus le rocher qui barrait le chemin, paraissait si peu probable qu'un �tre humain p�t l'escalader, que Poignet-d'Acier ne songea m�me pas � en faire l'essai. Il reprit, pensif et soucieux, la piste qu'il venait de parcourir. On peut juger de sa stup�faction quand, en arrivant l'entr�e de la galerie souterraine, il vit que la pierre dont il l'avait close �tait d�rang�e. Jacques �tait constern�. Poignet-d'Acier se pr�cipita � la chambre o� il avait laiss� Ouask�ma. L'Indienne n'y �tait plus; un grand d�sordre r�gnait dans cette pi�ce; le lit �tait d�fait, la table renvers�e, des lambeaux de v�tements �pars. Quelques gouttes de sang maculaient m�me la roche. Le chasseur courut � sa chambre particuli�re, ferm�e au moyen d'un secret que lui seul connaissait. Personne n'y avait mis le pied depuis son d�part. --Jacques, dit-il d'une voix sourde, il faudra faire sentinelle cette nuit; tu m'entends. --Monsieur sera ob�i, r�pondit le vieillard en saluant profond�ment son ma�tre. Sans dire un seul mot de plus, de crainte d'exciter les terribles passions qui fermentaient � ce moment dans le coeur de Villefranche, il se retira discr�tement sur la pointe du pied et alla se poster � l'ouverture de la caverne. Il mangea une tranche de pemmican, but une gorg�e de rhum, s'enveloppa dans une peau de buffle et s'abandonna � cette somnolence-veille (si je puis m'exprimer ainsi) qui est particuli�re aux trappeurs, et qui, tout en reposant leurs membres et leur esprit, laisse deux de leurs sens au moins--l'ou�e et la vue--toute leur acuit�. Poignet-d'Acier passa le reste de la nuit � transporter, de la salle que nous avons d�crite, divers objets dans une autre chambre souterraine, � plus d'un mille de la premi�re. Une demi-heure avant l'aurore, il se rendit pr�s de Jacques. --Rien de nouveau? lui demanda-t-il. --Rien, monsieur. --D�jeunons vite et nous monterons sur le plateau. Le repas se fit en silence et ils quitt�rent la caverne. Une fois au sommet de la Roche-Rouge, Villefranche nettoya les verres d'un petit t�lescope qu'il avait dans son �tui de fer blanc et se mit � regarder du c�t� du fort Astoria. Le jour n'�tait point encore venu, mais d�j� une bande blanch�tre qui se d�gradait insensiblement dans le bleu du ciel maintenant libre de nuages, s'�tendait vers les montagnes Rocheuses. L'air �tait vif; il ventait violemment de l'est. Tourment�es par les souffles de l'atmosph�re et refoul�es par le flux de la mer, les eaux de la Colombie, bouillonnant, �cumant, se heurtaient, s'�crasaient avec des hurlements indescriptibles. --Un mauvais temps, monsieur, hasarda Jacques. Poignet-d'Acier ne r�pondit pas. Il cherchait � percer la brume follette qui voltigeait au-dessus du fleuve et � travers laquelle il entrevoyait, dans le lointain, des formes tangibles qui se mouvaient dans tous les sens. La zone blanche � l'horizon augmenta en largeur, en transparence; elle envahit l'�ther. Une teinte rose la nuan�a bient�t aux limites de l'horizon; cette teinte se fon�a, se rougit, un cercle plus vif parut au milieu, il grandit, s'accentua davantage, s'empourpra, et puis ses bords s'iris�rent, s'allum�rent d'une flamme �blouissante; le cercle entier s'embrasa comme une fournaise et se fondit en lumineux rayons qui ruissel�rent obliquement sur le Nouveau Monde. Le soleil �tait lev�, dispersant devant lui les grises vapeurs dont le rio Columbia �tait v�tu comme d'un l�ger peignoir du matin. Alors, Villefranche fit un mouvement de surprise, en essuyant encore le verre de sa lunette, de l'air d'un homme qui n'est pas certain de la r�alit� de ce qu'il a aper�u. --Que diable cela veut-il dire? murmura-t-il entre ses dents apr�s avoir de nouveau braqu� le t�lescope sur le fort Astoria. Jacques br�lait de l'interroger, mais il n'osait. --Mes gens avec les Peaux-Rouges! cela me d�passe! Regarde toi-m�me, Jacques. Il lui tendit son instrument. Le vieux serviteur y appliqua son oeil et d�couvrit, sur la rive m�ridionale, une escadrille de quinze � vingt canots, remplis de Clallomes, parmi lesquels, leur costume, il n'�tait pas difficile de reconna�tre cinq trappeurs. --Je crois bien que c'est Baptiste, Jean et les autres, dit-il en se tournant vers son ma�tre. --Eh! sans doute ce sont eux. Mais que peuvent-ils faire avec les Chinouks, nos ennemis jur�s? Je n'en reviens pas. --Oh! ce ne sont pas des Chinouks, monsieur, dit Jacques. Les Chinouks ont leur bouclier rond et ceux-ci l'ont ovale. Les premiers ont g�n�ralement aussi le nez perc� et travers� par des morceaux de nyaquau, vous savez? --Je n'avais pas fait cette remarque. Laisse-moi voir! Reprenant la lunette, Villefranche recommen�a son examen. --C'est vrai, dit-il au bout d'un instant. C'est un parti de Clallomes qui se dispose � marcher au combat. Mais ou vont-ils, et comment se fait-il que nos Canadiens les accompagnent? --Si monsieur m'y autorisait... --Parle, Jacques, et pas de ces vaines et ridicule formules entre nous. Que diable! nous sommes deux camarades, pas plus l'un que l'autre. Le vieillard allait protester contre cette maxime �galitaire, Poignet-d'Acier l'en emp�cha brusquement par cette question: --Que supposes-tu que fassent nos gens avec ces vermines? --M'est avis, monsieur, qu'ayant appris d'une mani�re ou d'une autre l'attaque dont nous mena�aient les Chinouks, ils seront all�s chercher du secours chez les Clallomes, au nom de la squaw que vous avez arrach�e aux griffes des premiers. --Tu as pardieu raison! et je, suis bien simple de n'avoir pas devin� cela tout de suite. Voici effectivement une flotte de bateaux Chinouks qui d�bouche des �les voisines. Ils vont � la rencontre des Clallomes. Ce sera une rude bataille. --Nous irons aussi, monsieur? --Par malheur, non, Jacques. A moins que tu ne puisses nous trouver un canot, car le courant � entra�n� le n�tre hier soir. --Notre canot est perdu! --Oui. --Mais j'en construirai un avec des joncs, comme l'autre jour. Ce sera l'affaire d'une heure. --Impossible; aujourd'hui le fleuve est trop gros. Nous sommes forc�s de rester spectateurs de cette lutte. A pr�sent, on peut presque voir � l'oeil nu. Monte sur cette �minence, tu seras aux premi�res places. Les deux troupes hostiles s'avan�aient rapidement l'une contre l'autre, malgr� la tourmente. Dirig�s avec cette habilet� extraordinaire qui caract�rise les sauvages du littoral du Pacifique, les canots rasaient la cime des vagues avec une c�l�rit� inou�e. Tant�t, ils apparaissaient � la cr�te d'une montagne d'eau, tant�t au fond d'une gorge �troite que surplombaient, en grondant, des lames hautes de vingt � trente pieds. Chaque embarcation �tait g�n�ralement mont�e par douze hommes; quatre la manoeuvraient; le reste, arm� d'arcs, de fl�ches et d'�pieux, de haches et de tomahawks, se tenait pr�t au combat. De part et d'autre, dans un canot orn� de peintures singuli�res, portant, celui des Chinouks une t�te de loup � sa proue, celui des Clallomes une t�te d'�pervier, �tait dress� une perche avec le totem ou blason de la tribu. L'�lite des guerriers entourait les embl�mes sacr�s. Une gr�le de fl�ches et de traits couvrit bient�t le fleuve. Les deux escadres se rapproch�rent bord � bord, se m�l�rent. Les esquifs furent choqu�s les uns contre les autres, pendant que les hommes se frappaient � coup de massue, se saisissaient � bras le corps, de bateau � bateau, se lac�raient avec les ongles, avec les dents, et p�rissaient souvent, vainqueurs et vaincus, au milieu des eaux ou ils �taient tomb�s. La sc�ne �tait horriblement lugubre. Des cadavres, des d�bris de canots, d'armes, flottaient p�le-m�le sur le rio Columbia, que circonvenaient d�j�, dans leurs spirales concentriques, les vautours, les aigles � t�te chauve et toute la bande ail�e des h�rauts des grandes tueries. Longtemps le sort de la journ�e demeura en suspens. De fr�quentes d�tonations d'armes � feu annon�aient au commencement que les cinq trappeurs faisaient bravement leur devoir. Mais, au bout d'une heure, les d�tonations devinrent plus rares, et Villefranche dit tristement � Jacques: --Je crains que nos pauvres amis ne succombent dans ce conflit, car les Chinouks sont bien plus nombreux que les Clallomes. --Est-ce que vous ne voyez plus Baptiste et les autres, monsieur? --Plus depuis quelques minutes, ils ont �t� pouss�s par la mar�e sur une �le l�-bas. Le feuillage me les cache; mais on ne les entend plus tirer. C'est mauvais signe. --Peut-�tre leur provision de poudre est-elle �puis�e ou mouill�e, monsieur. --Dieu le veuille, Jacques! car se sont de braves trappeurs. Il n'en existe pas dix comme eux dans tout le Nord-Ouest. Mais qu'y a-t-il? Les Chinouks se sont empar�s du totem des Clallomes. C'en est fait de ceux-ci. Leurs ennemis les poursuivent. Ils viennent de ce c�t�. Ah si nous �tions seulement tous les sept, je ne l�cherais pas pied ainsi. Il faut partir Jacques, et changer de campement. --O� allons-nous, monsieur? --A notre �tablissement de la roche du Pilier que nous br�lerons comme celle du fort Astoria, et apr�s... Il se frappa le front sans achever d'�noncer sa pens�e. Mais d'abord, reprit-il d'un ton bref, tu d�truiras l'entr�e de la caverne, et, en passant, tu mettras le feu � la mine. Jacques r�pondit par un mouvement de t�te affirmatif. Il redescendit au souterrain, en sortit presque aussit�t, et Poignet-d'Acier et lui s'�loign�rent � grands pas en remontant la Colombie. Un quart d'heure ne s'�tait pas �coul� que la terre tremblait �branl�e par une explosion formidable avec grand fracas de rochers s'�croulant les uns sur autres. CHAPITRE XI LE FORT Ch�re Petite-Hirondelle, Ouask�ma est bien heureuse de te revoir! Assieds-toi, sur ses genoux, qu'elle t'embrasse! Il y a si longtemps qu'elle ne t'a embrass�e! --Oh! tante, Merellum t'aime aussi! r�pliqua l'enfant en se pendant au cou de l'Indienne qu'elle couvrit de caresses. Mais ces m�chants qui ont li� tes mains! Je vais les d�faire, tes liens! --Tu n'y parviendrais pas, Merellum. Et puis cela serait inutile; nous sommes enferm�es, gard�es. Dis plut�t � Ouask�ma comment tu as �t� amen�e ici. --Moi, je les d�ferai, je les casserai, ces vilaines cordes! s'�cria Merellum d'un ton chagrin et col�re. Ses faibles doigts essay�rent de d�nouer le nerf de buffle avec lequel on avait garrott� les poignets de Ouask�ma. Vains efforts! Elle se prit � pleurer en frappant du pied avec impatience. --Non, ma Petite-Hirondelle, tu ne r�ussirais pas, dit la T�te-Plate souriant tristement. Laisse, et raconte-moi ce qui s'est pass� depuis notre s�paration. --Les visages-p�les sont des cruels; Merellum aime mieux les visages-rouges! r�p�tait l'enfant tout en larmes. --Pas tous, Merellum; le grand chef blanc est bon, dit doucement la Clallome. --Mais pourquoi fait-on du mal � tante? repartit la petite tr�pignant et cachant sa t�te dans le sein de l'Indienne. --Le grand chef blanc n'a pas fait de mal � Ouask�ma ni � Merellum. --Oh! non, il est gentil, lui, pour Merellum et pour tante. --N'est-ce pas? fit la t�te-plate d'un ton enivr�. L'enfant r�pondit en la baisant avec effusion. --Tu ne me dis toujours pas qui t'a conduite ici? reprit la premi�re apr�s un moment de silence. --Un grand trappeur bien laid, bien laid, tante, r�pliqua vivement Merellum en jetant de c�t� et d'autre des regards effar�s, comme si elle e�t craint d'�tre entendue. Il me battait, tante... Ce n'est pas comme oncle blanc. --Mais o� ce trappeur a-t-il pris ma Petite-Hirondelle? L'enfant alors, d'une voix entrecoup�e, rapporta l'histoire de sa fuite, � partir du moment o� les Chinouks avaient surpris Ouask�ma, jusqu'� l'heure o� elle �tait arriv�e, avec les trappeurs et les Clallomes, devant les ruines fumantes de l'�tablissement de Poignet-d'Acier. --Alors, dit-elle, tes fr�res, tante, furent irrit�s. Ils dirent que les trappeurs les avaient tromp�s, qu'ils avaient la langue croche. Ils voulaient les scalper, parce qu'ils ne te trouvaient pas. Mais un autre parti de Clallomes nous rejoignit en bateau. Ils avaient vu des Chinouks dans les �les voisines, et ils croyaient qu'ils t'avaient tu�e avec oncle. Tes guerriers dirent qu'ils les poursuivraient. Ils mont�rent dans les canots amen�s par les autres, eux et les trappeurs, et on me laissa pr�s du fort Astoria avec un chef qui �tait malade. Le chef me dit d'aller lui chercher des coquilles pour manger. Pendant que j'en ramassais, un grand visage-p�le vint pr�s de moi. Je voulus me sauver, car il n'�tait pas beau comme oncle; il me faisait peur! Mais il me prit dans ses bras, me porta dans un canot et me mena ici. Je suis bien contente de t'avoir retrouv�e, tante! Laisse-moi t'embrasser... encore... encore! --Mais le chef blanc qu'est-il devenu? demanda l'Indienne rendant avec usure � l'enfant ses marques de tendresse. --Oncle Poignet-d'Acier?... je ne sais pas, r�pondit Merellum, ouvrant de toute leur largeur ses yeux bruns et regardant Ouask�ma d'un air surpris. --On ne l'a donc pas vu? Merellum secoua la t�te en signe de n�gation. --Tu n'en as pas entendu parler? --Non... si... Attends, tante, que je me rappelle. Le visage-p�le qui m'a tra�n�e ici disait quelquefois que Poignet-d'Acier �tait mort. --Mort! exclama l'Indienne avec angoisses. Un instant apr�s, elle reprit d'un accent plus calme. --Non, Merellum, non, le chef blanc n'est pas mort. Le Grand Esprit ne l'aurait pas voulu. --Il disait encore, continua l'enfant, que si Poignet-d'Acier n'�tait pas mort, il n'�chapperait pas! --Lui, il est plus fort qu'eux tous! murmura Ouask�ma. --Mais, s'�cria soudain la Petite-Hirondelle, changeant d'id�e avec cette l�g�ret� qui est le propre du jeune �ge, mais dis donc, tante, pourquoi es-tu ici, avec tes pieds et tes mains entrav�s? --Les blancs ne sont pas tous bons, vois-tu! et, pourtant, je voudrais �tre blanche, blanche comme toi, avoir le front rond et droit comme le tien! Il m'aimerait alors, lui! Ouask�ma pronon�a ces mots avec une chaleur et un geste passionn� qui effray�rent Merellum. Elle se glissa aux genoux de l'Indienne, et, ses petites mains ramen�es sur sa poitrine, la contempla avec stupeur. --Oh! �tre blanche! �tre blanche! Pourquoi Hias-soch-a-la-ti-yah ne m'a-t-il pas faite blanche! poursuivait la T�te-Plate de plus en plus exalt�e; il ne me repousserait pas alors, lui! Il r�pondrait � ma voix, il sourirait � ma vue! il aurait des soupirs et des baisers pour la vierge clallome! --Tante, dit l'enfant, mais oncle t'aime bien. Il l'a dit � Merellum! --Il t'a dit qu'il m'aimait! Il te l'a dit! Oh! viens, viens ici, que je t'embrasse! --Tu ne me feras pas mal! objecta la petite � demi terrifi�e par les explosions de cette crise nerveuse. --Non, ch�rie, dit Ouask�ma en appuyant mollement sa t�te sur l'�paule de Merellum, qui, remont�e sur ses genoux jouait avec la magnifique chevelure de l'Indienne, masquant et montrant tour � tour son visage espi�gle entre deux touffes �paisses qu'elle avait peine � tenir � pleines mains. Tout � coup elle sauta � terre, en criant: �Ah! ah!� et avant que la T�te-Plate lui e�t demand� le motif de cette joyeuse exclamation, elle avait tir� un petit couteau de sa poche et tranch� les liens de sa m�re adoptive. Cette sc�ne avait lieu dans une chambre du fort Caoulis, � l'embouchure de la rivi�re du m�me nom avec le rio Columbia, et � une vingtaine de lieues en amont de ce dernier. Le fort Caoulis appartenait � la Compagnie de la baie d'Hudson. C'�tait un de ses meilleurs comptoirs dans le Nord-Ouest, ant�rieurement � la construction du fort Columbia, fond� quelques ann�es plus tard, en 1824, par le docteur Mac Loughlin, � dix lieues au sur la rive oppos�e, et qui est devenu l'entrep�t g�n�ral de la traite des pelleteries pour tout le district de la Colombie. Le fort Caoulis comprenait une enceinte palissad�e avec d'�paisses planches de c�dre, hautes de vingt pieds, dans l'int�rieur de laquelle s'�levaient deux ou trois b�timents affect�s aux logements des commis, des trappeurs de passage, aux magasins de provisions et de pelleteries. Une cinquantaine d'hommes s'y trouvaient ordinairement r�unis. Ouask�ma et Merellum avaient �t� enferm�es dans une pi�ce basse, � c�t� de la grande salle o� on s'assemblait apr�s le repas du soir, pour boire du tafia et fumer, � d�faut de tabac, des feuilles de sac-�-commis. La premi�re de ces chambres, qui n'avait qu'une fen�tre solidement grill�e servait de prison. Le chef facteur, ou commandant du comptoir, avait la clef de la porte et ne la livrait que rarement � un de ses subordonn�s quand elle contenait des d�tenus. Le soir du jour o� Ouask�ma eut avec Merellum la conversation que nous venons d'�couter, une foule de trappeurs, d'Indiens et de Bois-Br�l�s se pressait dans la grande salle du fort Caoulis. Quoique le printemps f�t d�j� avanc�, il faisait froid et on avait allum� du feu dans la vaste chemin�e qui occupait tout un c�t� de l'appartement. Deux pins �normes flambaient en craquant bruyamment dans l'�tre, et, malgr� les nuages de fum�e qui s'�levaient des pipes, les lueurs �clatantes de la flamme donnaient au tableau une physionomie fort accentu�e. Ces sauvages aux visages peintur�s, omnicolores, aux corps ou tout nus ou envelopp�s dans des peaux de b�tes fauves; ces blancs couverts d'accoutrements �tranges, dont les couleurs les plus audacieuses hurlaient de se rencontrer; et ces femmes, les unes rouges, les autres jaunes, celles-ci jeunes, celles-l� vieilles, les narines, les l�vres et les oreilles charg�es d'ornements en os, nyaquau, ou en coquilles, a�qua, la plupart dans la simple toilette de notre m�re �ve avant sa faute, le petit nombre en jupon d'�corce de six pouces de long, toutes se disputant le prix de la hideur; une douzaine de marmots, sortes de momies assujetties sur le dos de leurs m�res � la planchette qui constitue leur berceau et, on peut le dire, leur demeure fixe du jour de leur naissance jusqu'� l'�ge de deux ou trois ans; des chiens, d�charn�s comme des loups, plant�s sur leur train de derri�re et se chauffant gravement, ou �tendus, la t�te dans leurs pattes de devant, ou grondant, aboyant entre les jambes des assistants; tout cela, laid au physique, pas tr�s-beau au moral, debout, assis, accroupi, arm� de tous les instruments de mort imaginables, p�rorant, criant, gesticulant, formait une de ces peintures originales et caract�ristiques qu'on ne trouve que dans le d�sert am�ricain et que la plume est malheureusement impuissante � reproduire. Le whiskey, le tafia, l'eau-de-feu en un mot, circulait lib�ralement dans des outres de peaux de loups marins, en l'honneur de la f�te du sous-chef facteur. Je vous laisse h penser si la soci�t� (pardonnez-moi le barbarisme, mon Dieu!) �tait joyeuse et exprimait hautement, �loquemment sa ga�t�. Les toasts se succ�daient sans interruption, et les speechs, il fallait les entendre! les comprendre �tait, il est vrai, autre affaire. Je doute fort que les orateurs eux-m�mes se comprissent; mais que leur importait, pourvu qu'ils parlassent! --A ta sant�, Nick Whiffles [17], dit un trappeur tout bariol� de plumes et de rubans. [Note 17: Voir les _Pieds-Noirs_ et la _Huronne_.] --A la tienne, Louis-le-Bon, et � celle de tes femmes, oui Bien, je le jure, votre serviteur!--Merci, ami Nick! --A propos, comment vont-elles, tes femmes? Tu en tra�nes toujours une douzaine � tes trousses, toi, Louis-le-Bon. C'est comme mon oncle, le grand voyageur qui a parcouru l'Afrique centrale, tu sais. Figure-toi qu'il avait comme �a cinq ou six mille femmes qui l'accompagnaient partout dans ses excursions. �a lui co�tait cher, ses huit ou dix mille fortunes. --Cinq mille, ami Nick, tu as dit cinq mille. --Cinq mille, six mille, vingt mille, qu'est-ce que �a fait? Il en avait peut-�tre bien trente mille des femmes, mon grand-p�re, � Dieu, oui! Et Nick souffla voluptueusement une bouff�e de tabac vers le plafond de la salle. --Mais, dit Louis-le-Bon en riant, il s'agissait de ton oncle et pas de ton grand-p�re. --Possible! fit le trappeur avec une flegme philosophique, possible! Buvons un coup! --Mais dis-moi donc, reprit son interlocuteur, on dit que M. Mac-Kay est revenu? --M. Mac-Kay, l'armateur du _Tonquin_! --Lui-m�me. --Peuh! fit Nick en retroussant sa longue moustache rousse, il est enterr� dans le ventre des requins, oui bien, je le jure, votre serviteur!... --Ma foi, on assurait que Poignet-d'Acier... --C'�tait M. Mac-Kay. Pas plus lui que toi et moi, Louis-le-Bon. Poignet-d'Acier est lui, comprends-tu? Quant � M. Mac-Kay, voil� son histoire, comme je m'appelle Nick Whiffles. Malgr� les bourdes dont il assaisonnait ses r�cits quand il s'agissait de sa personne, le trappeur �tait un conteur assez v�ridique lorsqu'il �tait question de son prochain, ainsi qu'il disait. Les blancs firent cercle autour de lui, et, � une intimation de Louis-le-Bon, suspendirent leur tapageuse cacophonie. --Vous vous souvenez, dit Nick en renouvelant sa chique, que M. Astor, de New-York, avait �tabli un fort pr�s de la mer. On le nomma Astoria. Or, le Tonquin devait ravitailler le fort. Il partait chaque ann�e de New-York avec des provisions qu'il changeait contre des pelleteries. C'�tait un beau temps, � Dieu, oui. La martre, le castor, la loutre et l'hermine abondaient comme des brins d'herbe. C'�tait en 1809; mais voil� que, trois ans apr�s, en 1811, le 5 juillet, par un soleil superbe, s'il vous pla�t, le _Tonquin_ nous quitte pour s'en alter vendre des lots de fourrure en Chine, oui bien, je le jure, votre serviteur! On se donne une poign�e de main, les camarades qui restaient au fort et ceux qui partaient, puis largue l'amarre! le navire d�ploie ses voiles. M. Mac-Kay, un brave homme, �tait comme qui dirait le bourgeois � bord. Il avait pris pour interpr�te un Peau-Rouge, n� au port de Gray, pas loin d'ici. En passant devant l'�le de Noutkal�, en haut sur la c�te de l'Oc�an, l'interpr�te conseilla � M. Mac-Kay de faire des �changes avec des d�mons d'Indiens qui sont noirs comme le charbon et plus d�go�tants que cette bande de maudits qui m'�coutent sans savoir ce que je dis, �' Dieu, oui Pour lors, pendant deux jours, le commerce avec les vermines � l'air de marcher. M. Mac-Kay est content; ses hommes ne disaient pas non, car il y avait des venimeuses de sauvagesses qui les entortillaient, en veux-tu, en voil�! C'�tait des mamours par-ci, des mamours par-l�. �a allait tr�s-bien, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Sont-elles accortes, les squaws de ce pays-la? demanda un des auditeurs. --Jolies comme toi, Nez-Coup�! r�pliqua Nick en �jectant du jus de tabac. La r�partie souleva un acc�s Ensuite le trappeur continua: --Qu'on ne m'interrompe plus, ou motus, silence, je me tais. --Poursuivez, Nick! poursuivez! nous serons muets comme des esturgeons. --�a roulait donc comme sur des roulettes, quand une de ces vermines, un chef, ils n'en font pas d'autres, s'avise de voler un fusil sur le navire. Le capitaine l'apprend, fait venir le voleur et lui allonge un coup de garcette que l'autre en vit trente-six chandelles, Dieu, oui! Ce n'�tait pas le compte du Peau-Rouge. Il rassemble sa troupe de brigands et d�cide d'attaquer le Tonquin. Le lendemain ils couvrent le pont du vaisseau comme des fourmis. Le capitaine Thorn leur ordonna de se retirer. Va-t'en voir s'ils viennent! Les Indiens �taient arm�s, l'un d'eux se pr�cipita sur M. Mac-Kay et lui per�a le coeur d'une fl�che, apr�s �a, je vous demande un peu si on se battit. Ah �a �t� une chaude affaire, ours et buffles! J'aurais voulu y �tre. Les coups pleuvaient drus comme gr�le. Le pauvre capitaine Thorn e�t le cr�ne fracass� par une massue. Le sang coulait gros comme la Colombie, quoi. Des cris d'horreur �clat�rent dans l'assembl�e. --Oui, appuya Nick, enchant� de l'effet qu'il produisait, gros comme la Colombie, quand elle est bien en fureur encore. Mais attendez, mes cousins, de bons trappeurs ne se laissent pas l�chement assassiner par des crapauds de sauvages sans se venger! --Ah! ah! fit-on en se serrant autour du conteur. --Faut vous dire qu'il y avait sur le b�timent trois gaillards qui n'avaient pas froid aux yeux. Je les ai connus, moi qui vous parle. C'�tait John Anderson, John et Stephen Wickes. Mes lurons, voyant leurs gens assomm�s, s'enferment dans une cabine, et font signe aux Peaux-Rouges qu'ils vont se rendre. Les autres, b�tes comme, des brutes qu'ils sont, accourent pour se disputer le magot, � Dieu, oui! Quand le vaisseau en est charg� au point qu'il enfon�ait, mon John Anderson allume une m�che qui communiquait � la soute aux poudres, puis il descend avec les deux autres dans un canot, par une �coutille, et vogue la gal�re! Dix minutes apr�s, cinq ou six cents sauvages ex�cutaient leur derni�re cabriole en l'air. �a devait �tre beau; j'aurais voulu voir �a! oui, bien, je le jure, votre serviteur! --Et les matelots? dit une voix. --Pas de chance, les pauvres diables! repartit Nick en hochant tristement la t�te. Ils m�ritaient mieux que ca. --Que leur est-il arriv�? --Ce qui vous arrivera peut-�tre demain, si ce n'est peut-�tre ce soir, � vous ou � moi, car dans cette damn�e contr�e on n'est jamais s�r de la minute qui vient. --La fin de l'histoire! cri�rent plusieurs curieux. Qu'on me passe la gourde d'abord, dit Nick; j'ai le coeur tendre quand j'y pense. Il but une copieuse gorg�e, et ajouta: --Figurez-vous, mes cousins, que les Indiens crurent d'abord que ce qui leur advenait �tait une punition du Ma�tre de vie; mais apr�s ils donn�rent la chasse � Anderson et � ses deux compagnons. Ceux-ci s'�taient r�fugi�s dans une caverne. Ils y furent surpris par leurs ennemis qui les �gorg�rent; et ainsi p�rit le Tonquin, son �quipage et la soci�t� �tablie par M. Astor pour la traite des fourrures dans la Colombie, oui bien, je le jure, votre serviteur [18]. [Note 18: Historique.] Comme Nick achevait, deux hommes entr�rent dans la salle. L'un avait l'apparence d'un Indien chinouk, et l'autre d'un trappeur. On se rangea avec une sorte de d�f�rence sur leur passage, pour les laisser approcher du feu. --Cette vermine de Langue-de-Vip�re avec ce gueux de Joe, dit Nick assez haut pour qu'ils l'entendissent. --Tu es trop heureux qu'on te donne l'hospitalit�! r�pliqua aigrement Pad. --Je voudrais voir qu'on me la refuse, riposta Whiffles d'un ton narquois. --La Compagnie est bien bonne d'abriter des fain�ants de trappeurs libres comme vous, intervint Joe. --Des fain�ants qui t'en revendraient, mauvais Anglais! --En tous cas, nous avons d�barrass� la prairie de son plus dangereux carcajou. --De qui veux-tu parler? --De Poignet-d'Acier, by the Holy Virgin! s'�cria Langue-de-Vip�re, les yeux �tincelants d'or. --Toi, tu as tu� Poignet-d'Acier! fit Nick avec un sourire ironique. --Je te dis qu'il est mort et enterr�, sous cent pieds de roche encore, le gibier de potence. Nick Whiffles, tout en haussant les �paules, allait r�pondre, quand la porte s'ouvrit. Un nom r�sonna dans la salle: --Poignet-d'Acier! Et le capitaine, suivi de son fid�le Jacques, s'avan�a vers la chemin�e. A sa vue, Langue-de-Vip�re et Joe �chang�rent un regard de stup�faction, et lui, en apercevant le premier, parut � la fois surpris et satisfait. CHAPITRE XII TRAPPEURS LIBRES ET EMPLOY�S DE LA COMPAGNIE DE LA BAIE D'HUDSON L'hospitalit� enti�re, sans restriction, est pratiqu�e dans le d�sert am�ricain. Du moment o� vous �tes sous le wigwam de l'Indien, il oublie qu'il a �t� votre ennemi mortel, ne pense pas qu'il pourra l'�tre aussit�t que vous l'aurez quitt�, mais il met tout ce qu'il poss�de, souvent m�me ses femmes ou ses filles, � votre disposition; il vous d�fendra contre vos agresseurs, si vous en avez, et se passera de manger, s'il n'a des provisions que pour vous seul. Enfin, traite son h�te comme les patriarches isra�lites traitaient les leurs, et ici, on me permettra d'ajouter qu'il existe entre les moeurs des Peaux-Rouges du Nouveau-Monde et celles des anciens H�breux des analogies frappantes. Leurs traditions religieuses elles-m�mes ont vraiment de la ressemblance. Plusieurs fois, dans le tours de mes voyages et de mes �tudes en Am�rique, j'ai retrouv�, au sein des tribus sauvages, l'id�e confuse d'une d�fense faite par le Grand Esprit aux premi�res cr�atures humaines et enfreinte par elles, l'infraction �tant imm�diatement suivie d'un ch�timent. Il se peut que ces notions, mieux d�finies chez les Indiens cantonn�s autour des grands lacs du Canada, que plus avant dans l'int�rieur, soient des souvenirs vagues et alt�r�s des instructions que quelques un de leurs a�eux ont re�ues des missionnaires qui parcoururent ces contr�es au XVIIe si�cle; mais il se peut aussi qu'elles soient particuli�res aux aborig�nes et remontent une date perdue dans la nuit des temps. Quant � leurs coutumes, elles se rapprochent de celles des Juifs, surtout en ce qui concerne les rapports de l'homme avec la femme. Celle-ci est g�n�ralement serve, consid�r�e comme b�te de somme, estim�e si elle met au monde des m�les, m�pris�e si elle n'engendre que des filles. Durant ses ordinaires, elle passe pour impure chez toutes les tribus sans exception, et, chez plusieurs, il lui est interdit de s'occuper � la pr�paration des aliments ou � quoi: que ce soit. Il est m�me quelques peuplades qui lui ordonnent de se cacher pendant cette p�riode. Les ablutions fr�quentes, les je�nes, la divination, la croyance aux songes et plusieurs rites et usages en honneur chez les sectateurs de Mo�se fleurissent encore actuellement parmi les races incivilis�es qui vivent sur le territoire de la baie d'Hudson. Pour en revenir � l'hospitalit�, les blancs �pars sur cette vaste �tendue de terrain l'exercent naturellement comme les Peaux-Rouges. Je doute, toutefois, qu'ils en remplissent aussi fid�lement les devoirs que ces derniers, et que l'h�te soit toujours en s�ret� dans la cabane de son adversaire. Quoi qu'il en soit, gr�ce � cette habitude, les trappeurs libres peuvent aller frapper � la porte des forts de la Compagnie de la baie d'Hudson, quand le besoin les presse. On ne les aime pas, on les d�teste, on les voudrait voir pendus, mais on les accueille; on leur donne le g�te, la nourriture, des vivres, quand ils partent, mais ni armes, ni poudre, ni plomb. Il n'est donc pas �tonnant de rencontrer, � la factorerie Caoulis, Nick Whiffles, Louis-le-Bon et d'autres trappeurs libres, francs trappeurs, comme ils s'intitulent fi�rement. N�anmoins, la venue de Poignet-d'Acier pouvait y causer quelque surprise, car Poignet-d'Acier �tait � la t�te d'une bande d'hommes d�termin�s, qu'on disait consid�rable. Ils avaient eu maints conflits sanglants avec les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson, et la t�te du fameux capitaine �tait mise � prix. D�clar� �pillard, meurtrier, tra�tre et f�lon, suivant les termes de la proclamation qui le condamnait, son audace pouvait lui co�ter cher. Pourtant, seul avec son domestique au milieu de ses ennemis, il �tait calme, superbe. Les commis et les engag�s du fort le regardaient avec une terreur pleine d'animosit�, les Indiens avec une admiration na�ve; la plupart des francs trappeurs ne savaient trop quelle r�ception lui faire. Nick Whiffles alla bravement � lui, �ta respectueusement son vieux casque de loup marin, t�moignage de d�f�rence dont il n'�tait gu�re prodigue, et lui adressant la parole: --Bonsoir, capitaine, je suis bien aise de vous voir, et si vous avez besoin d'un bon coup de main, comptez sur Nick Whiffles, il est l� pour vous le donner, oui bien, je le jure, votre serviteur! C'�tait une sorte de provocation jet�e aux employ�s de la Compagnie, qui se mirent � causer bas. Profitant du trouble occasionn� par l'arriv�e du chasseur, Pad et Joe s'�taient esquiv�s. --Bonsoir, ami Nick, et merci cordialement de votre offre, r�pliqua Poignet-d'Acier en tendant au vieux trappeur une main que celui-ci serra avec force. --On parlait justement de vous, comme vous �tes entr�, capitaine. --Ah! --O Dieu, oui; n'est-ce pas, Louis-le-Bon? L'interpell� baissa la t�te en signe d'assentiment. --Et que disait-on de moi, mon brave Nick? --Oh! des choses fabuleuses! Deux vermines, Langue-de-Vip�re et Joe, assuraient que vous �tiez mort. Mais o� sont-ils donc? --Mort! r�p�ta Villefranche en souriant. --Ma foi, ils le disaient, oui je le jure, votre serviteur Ils pr�tendaient m�me qu'ils n'�taient pas �trangers... --A mon d�c�s? --Oui, capitaine, des b�tises, quoi! Voulez-vous prendre, une gobe? --Merci, Nick, je n'ai pas soif. --Bah! un petit coup, �a ne fait jamais de mal. Mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale... --Savez-vous, interrompit Poignet-d'Acier, qui connaissait les manies du trappeur et ses �bouriffantes histoires, savez-vous si le chef facteur est ici? --Il est parti ce matin pour l'�le Kallamet et ne rentrera que demain matin, r�pliqua un des commis. Cette r�ponse parut contrarier Villefranche. Il adressa un coup d'oeil � Jacques et promena ensuite des regards inquisiteurs sur la r�union. Les hommes avaient repris leurs entretiens; mais il �tait facile de remarquer, � leur attitude, que la conversation roulait sur le nouveau venu. Les femmes le guignaient en silence, d'un air curieux et craintif. C'est que Poignet-d'Acier s'�tait acquis une r�putation rare dans la Columbia depuis quelques ann�es qu'il l'habitait. On racontait de lui des prouesses inou�es, des traits de hardiesse qui laissaient loin derri�re eux les actes des plus vaillants sagamos. Son courage, son habilet�, sa p�n�tration �taient proverbiales. Mais ce qui l'avait surtout mis en renom, c'�tait la s�ret� de son tir et sa force incomparable. Nick Whiffles l'estimait comme son sup�rieur, et cependant Nick Whiffles, � cent m�tres de distance, chassait, avec sa carabine, un clou plant� dans une planche de sapin; le docteur Mac-Loughlin, le fameux agent de la Compagnie de la baie d'Hudson, soulevait, � la force du poignet, un poids de deux cents livres, et cependant il se reconnaissait inf�rieur � l'aventurier, qui tordait sur son genou un canon de fusil double et brisait entre ses doigts une corne de buffle. On l'avait vu traverser � la nage la Colombie, � son embouchure, trois lieues de large, par une mer grosse � ne pas s'y exposer sur un canot, puis monter � cheval et fournir une traite de soixante milles sans s'arr�ter pour souffler. Que ne rapportait-on pas de lui encore! et chaque fait embelli, exag�r� par cet amour du merveilleux qui embrase l'esprit humain plus encore dans les r�gions incultes que dans les pays polic�s! car l� rien ne semble improbable, impossible, parce que rien n'est arr�t� par les conventions des hommes, parce que l'�tre Supr�me, le Tout-Puissant, le dispensateur absolu, a seul le contr�le de toutes choses. --Nous passerons la nuit Jacques, dit. Villefranche � son domestique, quand il eut termin� son examen. --Voulez-vous partager mon souper, capitaine? demanda Nick. --Ce n'est pas de refus, mon brave, car nous sommes un peu � court en ce moment. --Eh bien, si c'�tait un effet de votre bont�, vous viendriez m'aider � d�pecer une b�te que j'ai abattue ce matin, continua le trappeur d'un ton n�gligent, mais avec un clignement d'yeux expressif. Poignet-d'Acier comprit ce mouvement. --Volontiers, Nick, o� est votre gibier? --A deux pas d'ici. Je l'ai laiss� en dehors des piquets.--Louis-le-Bon, pr�pare de la braise. --Et toi, Jacques, ach�te-nous une bouteille de bon rhum. Tu diras au sous-chef facteur que c'est pour moi Poignet-d'Acier; j'esp�re bien qu'il ne te la refusera pas. Tu ajouteras que je demande l'hospitalit� pour la nuit; n'est-ce pas, mon vieux camarade? Apr�s ces mots, il sortit avec Nick. D�s que la porte se fut referm�e sur eux, les langues longtemps contenues par la pr�sence de l'�tranger se h�t�rent de rattraper les minutes perdues. --Il a tout de m�me de l'audace s'�cria un commis. Venir nous narguer jusqu'ici! --Quelle impudence! --Chut! l'oiseau s'est fourr� dans la cage, bien malin s'il s'�chappe! --�a n'emp�che que c'est un terrible homme! --Psit! on l'a fait plus grand qu'il n'est r�ellement --Le docteur Mac-Loughlin lui rendrait des points. --Nous allons assister � un dr�le de spectacle, car enfin on ne le laissera pas partir comme �a; c'est impossible. --Voulez-vous bien fermer vos becs, tas de commichons! vous n'�tes bons qu'� jaser par derri�re, s'�cria tout � coup Louis-le-Bon en se retournant, rouge de col�re, vers le groupe d'employ�s qui discutait ainsi de Villefranche. --Mais o� diable me conduisez-vous donc? disait, pendant ce temps, Poignet-d'Acier � Nick, en descendant sur le rivage de la Colombia apr�s avoir quitt� le fort. --N'ayez pas peur, capitaine, je vous conduis en bon chemin, oui, bien, je le jure, votre serviteur! --On n'y voit goutte, ma parole! savez-vous que votre gibier est passablement expos�? --Comprends pas, dit Nick. --J'entends que des voleurs, et il n'en manque pas � la factorerie... --Des voleurs! pouh! ils n'auraient garde de s'y frotter; l� Infortune et Calamit�,--mes chiens, capitaine, sauf votre respect,--qui ne laisseraient pas approcher le bon Dieu en personne s'il s'avisait de vouloir me prendre, mon butin, � plus forte raison le diable, � Dieu, non! Tenez, les entendez-vous? Ah! nous avons eu bien des maudites petites difficult�s ensemble! A bas, Calamit�! la paix, Infortune! Dans l'ombre gambadaient, en grondant, deux grands quadrup�des velus comme des ours, efflanqu�s comme des coyotes. Plus loin se tenaient paisiblement deux autres animaux de haute taille, qui hennirent l'arriv�e des chasseurs. --C'est mon cheval Trompe-le-Vent, et celui de Louis-le-Bon, je ne sais pas son nom, mais deux fins coureurs; ils font quinze milles l'heure, je vous le garantis, capitaine. --Nous sommes seuls ici, n'est-ce pas? dit Poignet-d'Acier. --Seuls, je crois bien. Calamit� et Infortune font sentinelle, il n'y a pas de danger que... --Vous aviez � me parler... en particulier, ami Nick? --C'est-�-dire, attendez, oui et non. Il m'a sembl�, j'ai pr�sum�... C'est difficile � trouver. D'abord, dans notre famille, chez les Whiffles, capitaine, on n'a jamais eu la bosse de l'�loquence, si ce n'est, pourtant, le petit cousin de la marraine de la soeur de mon oncle, le grand voyageur qui... --Soit! mais revenons � nos affaires, dit vivement Villefranche. Qu'est-ce que cet Indien qui s'est sauv� avec un Anglais quand j'ai mis le pied dans la Salle? --Lui, un Indien, comme vous et moi, capitaine. C'est un Irlandais qui se peint le visage, voil� tout. Les Chinouks l'ont �lev� apr�s la mort de son p�re et de sa m�re; c'est pourquoi il a la boule aplatie comme une poire tap�e. --En �tes-vous s�r, Nick? --Tout autant que de mon existence, et c'est justement de lui que je voulais causer avec vous, � Dieu oui! Il a �t� apost� par la Compagnie pour vous �pier et faire pis peut-�tre. Ce matin, il est revenu en amenant une Indienne, votre ma�tresse, excusez capitaine, � ce qu'il pr�tend. Il vous l'aurait vol�e avec un coquin de sa trempe, dans une caverne d'en-bas de la Colombie, et le chef facteur veut s'en servir comme d'un otage pour obliger les Clallomes � vous expulser du territoire; j'ai entendu tout �a de mes propres oreilles, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Ouask�ma serait ici! s'�cria Villefranche. --Ouask�ma! connais pas, dit tranquillement Nick. --Mais cette Indienne, l'avez-vous vue? --Comme je vous vois, capitaine. Elle est fich�ment app�tissante quoiqu'elle souffre de l'�paule. Il y a aussi une petite fille blanche qu'ils ont log�e, avec elle, dans la prison. Celle-l� c'est une prise de Joe, le bras droit de Pad. --Merellum! murmura Poignet-d'Acier. --Tout juste, capitaine; on l'appelle comme �a. --Que diable en veulent-ils faire? --Je vous l'ai dit, des otages. On les aurait peut-�tre rel�ch�es parce qu'on vous croyait mort, mais maintenant que vous �tes en vie! C'est comme mon grand-p�re, quand... --Il faut les tirer de l�, Nick, dit brusquement Poignet-d'Acier. --Avec plaisir, capitaine, mais �a n'est pas facile. --Je sommerai le chef facteur de les remettre en libert�. --Mauvais moyen, mauvais moyen! On vous coffrera avec elles. D'ailleurs, le chef facteur est absent. --J'attendrai. --Dieu b�nisse votre simplicit�! Ce serait votre ruine, capitaine. Suivez plut�t mon conseil. --Voyons? --Vous connaissez Pad? --Pad! qu'est-ce que c'est que ca? --Eh! mais le Chinouk en question. --Oui, je le connais. Il m'a vendu une p�pite d'or, en me disant qu'il avait d�couvert une mine, qu'il m'y conduirait... Depuis je ne l'ai pas revu. --C'est un pi�ge, pas autre chose. En fait de mines d'or, Pad n'a d�couvert que la caisse de la Compagnie. --Vous parliez d'un plan, Nick? --Oui, capitaine. Le voici. Rentrez � la factorerie. Vous irez trouver Pad, et, faisant semblant de ne rien savoir, vous lui offrirez une grosse somme pour vous mener � la mine d'or. Il acceptera, pour le certain. Ajoutez que vous d�sireriez vous mettre en route le plus t�t possible, cette nuit m�me, et �tre escort� d'un bon voyageur qu'il choisirait. Il vous demandera si vous avez des chevaux... --Mais je n'en ai pas? --C'est pr�cis�ment le point capital. Comme vous n'avez pas de chevaux, vous le prierez d'en acheter quatre au sous-chef. --Cela co�tera cher... --Laissez, capitaine; il n'exigera pas d'argent comptant, esp�rant que votre assassinat lui sera pay� en belles et bonnes livres par la Compagnie. Il n'y a pas de chevaux disponibles au fort. Il sera n�cessaire qu'il en aille chercher � la fumerie du Samson, de l'autre c�t� de la rivi�re Caoulis et � dix milles d'ici. Joe le suivra probablement pour l'aider � ramener les chevaux, et pendant ce temps... --Pendant ce temps, Nick? --Je cherche capitaine, je cherche, r�pondit le trappeur du ton tra�nard et impatient� d'un homme qui court apr�s le fil de ses id�es. Ah! c'est �a, je reprends la piste, � Dieu oui! D'abord, je ferai griller une tranche de venaison. Vous inviterez Pad � en manger un morceau. --Cet homme... commen�a Poignet-d'Acier avec d�go�t. --Il refusera, capitaine, il refusera. Il n'aime pas assez Nick Whiffles pour oser d�vorer � la barbe de Nick Whiffles le gibier de Nick Whiffles. Le voil� parti avec Joe. On mange, on boit, on conte des histoires; vous dites bonsoir � la soci�t�, comme si vous �tiez fatigu�, et vous vous coulez derri�re la grande salle. La, vous remarquez une petite fen�tre avec une grille de fer. La grille est solide, mais vous avez un poignet, un poignet capitaine... --Si j'arrache la grille, on m'entendra, Nick. --Non, car nous ferons un bruit d'enfer dans la salle. Je t�cherai m�me de soulever une querelle. Infortune et Calamite vont rentrer dans la cour avec nous. Je leur dirai un mot. Ils aboieront comme des tonnerres, mais ne vous mordront pas, tout en emp�chant celui-ci ou celui-l� de vous d�ranger dans votre petite besogne. Apr�s avoir, durant le vacarme, enlev� un barreau ou deux, vous l�verez le pied avec votre engag�. Je me charge du reste. --On nous poursuivra. --Sans doute. Aussi prendrez-vous mon cheval et celui de Louis-le-Bon. --Et vous, Nick? --Ne vous occupez pas de nous. Nous irons avec ces deux filles visiter les Clallomes; du reste, pour tout dire, la grande m'accommoderait assez; c'est une fantaisie que j'ai depuis bien des ann�es, oui bien, je le jure, votre serviteur. Poignet-d'Acier prit une bourse et la tendit au trappeur. --Ah! capitaine, s'�cria celui-ci d'un ton facile, est-ce que vous voulez que nous nous brouillions? --N'en parlons plus, et � charge de revanche, ami Nick. --Trop heureux de vous �tre agr�able une fois dans ma vie, capitaine. --Mais, objecta Villefranche, la porte du fort sera ferm�e. --Vous direz au trappeur de garde que vous voulez aller au-devant des chevaux. Une gorg�e de rhum, et vous ouvrira. --Et vous? --Soyez donc sans inqui�tude, puisque je prends tout sur moi. Qui est-ce qui a jamais vu Nick Whiffles rester dans une maudite petite difficult�? Au surplus, nous sommes ici une douzaine de francs trappeurs, et si vous y consentiez, capitaine... --Non, non, pas de violence, Nick. --Tenez, prenez ce cuissot de daim, moi je prends l'autre, et rentrons. Les choses march�rent au gr� de leurs d�sirs. Pad et Joe tomb�rent dans le pi�ge. Ils partirent pour la fumerie. Une bruyante dispute survint entre deux trappeurs. Elle d�termina une rixe g�n�rale; et, tandis qu'on se battait dans la salle, et que les chiens de Nick hurlaient dans la cour, Poignet-d'Acier descellait, en un tour de sa puissante main, la grille de la crois�e de la pi�ce o� �taient recluses Ouask�ma et Merellum. Ensuite il se glissa pr�s du trappeur qui gardait l'entr�e du fort. Celui-ci, faisant des difficult�s pour livrer le passage, Villefranche lui offrit une goutte de spiritueux. La sentinelle refusa. Le capitaine, qui s'�tait pr�par� � une r�sistance, lui appliqua lestement un b�illon sur la bouche, ouvrit la porte sans quitter le malheureux factionnaire, l'entra�na au dehors, l'attacha � un arbre � quelques centaines de pas de la factorerie, et, sautant sur le cheval de Nick, pendant que Jacques enfourchait celui de Louis-le-Bon, remonta, bride abattue, le cours de la rivi�re Caoulis. CHAPITRE XIII LA FUITE Apr�s deux heures d'une course effr�n�e, ils ralentirent l'allure de leurs chevaux, pour les laisser souffler. La nuit �tait froide, mais sereine, resplendissante de clart�. Au firmament, des milliers de mondes �toil�s scintillaient, fixes � leur poste, ou glissaient dans l'espace, en marquant l'azur c�leste d'un sillon lact�, aussit�t �vanoui que trac�. L'air avait une sonorit� qui redisait tous les sons � plusieurs milles � la ronde. C'�tait la trompette du ouaouaron, la grosse grenouille am�ricaine; le fr�tillement des ondes de la Caoulis sur ses larges battures; plus loin, le bramement des daims conviant leurs femelles � d'amoureux �bats; et, de temps en temps, le meuglement d'un taureau sauvage, ou le b�lement d'un grosses-cornes apportaient des notes, ou puissantes ou plaintives, au nocturne concert auquel se m�laient encore le gloussement de la poule des prairies, le glougloutement de la dinde, et, parfois, sinistre d�chirement, effroyable cacophonie, le cri de fausset aigu, strident du carcajou, le tigre du d�sert am�ricain. La plaine, � perte de vue, semblait poudr�e de poussi�re de diamant, tant sa flottante mantille �tait constell�e de lucioles. Venues sur les ailes de la brise septentrionale, des senteurs p�n�trantes de foin en fleur et de r�sine saisissaient l'odorat. Il y avait dans ces solitudes, dans ces bruits, dans ces parfums, une forte po�sie qui captivait le coeur, le remuait profond�ment et lui rappelait, avec un empire irr�sistible, qu'il est un Dieu p�re et souverain ma�tre de la cr�ation enti�re. --Ce que j'�prouve est singulier, murmura Villefranche, s'accoudant sur le pommeau de sa selle, tandis que sa monture, le cou allong� vers le gazon, allait d'un pas nonchalant et reniflait les fra�ches exhalaisons du sol ou �mondait, �� et l�, quelque jeune pousse d'arbousier. Jacques chevauchait derri�re, d'un air attrist� aussi. --Il me semble, continua le premier, que ma vie n'a pas �t� tout � fait ce qu'elle aurait d� �tre. Cette femme, apr�s tout, avait �t� plus malheureuse que coupable. Qui n'a pas des faiblesses, des �garements, ici-bas? N'en ai-je pas eu, moi? Quel droit avais-je donc de la faire mourir, froidement, lentement, � petit feu, en humant les acres odeurs de ma vengeance! Et ma fille, pauvre enfant innocente, ma victime, encore! Et mes petits-enfants... --Ah! si monsieur voulait? hasarda Jacques qui avait entendu ce monologue et doucement pouss� son cheval c�t� � c�te avec celui de Poignet-d'Acier. --Eh Bien! quoi? plut�t pour chercher une diversion � ses poignantes r�flexions que pour entendre un avis. --Je voulais dire � monsieur que nous retournerions au Canada, dit Jacques intimid� par la s�cheresse de la r�ponse. --Au Canada! Oui, nous y retournerons, Jacques, mais quand j'aurai de l'or! quand j'aurai les moyens de l'arracher aux Anglais, ces mis�rables qui nous ont tout vol�, notre sol, nos richesses, nos emplois, tout, jusqu'� notre honneur! Il pronon�a ces paroles avec un accent de haine et d'amertume indicibles. --Alors, jamais Jacques ne reverra sa patrie! dit le vieux serviteur en hochant m�lancoliquement la t�te. --Et pourquoi pas? --Non, monsieur, non. Il y a quelque chose en moi qui me dit que ma derni�re heure ne tardera pas � sonner. --Bah! des fant�mes; tu es encore vert et vigoureux comme � vingt-cinq ans! --�a ne fait rien, monsieur, je sens �a l�! dit Jacques en frappant sur son coeur. Et puis j'ai en un r�ve, la nuit derni�re; j'ai vu... --Chim�re! chim�re Tu serais destin� � vivre comme Mathusalem que tu ne te porterais pas mieux. Allons, buvons un coup de tafia, �a chassera ces diables bleus de ton cerveau, mon camarade. Moi aussi, j'ai besoin de r�chauffant, car je me sens tout sens dessus dessous ce soir. Et, apr�s avoir aval� quelques gouttes de rhum, il reprit: --Ah! �a, dis-moi, comment trouves-tu le tour que j'ai jou� aux commichons de la Compagnie de la baie d'Hudson? Leur ai-je un peu bien rendu ce qu'ils m'avaient pr�t�? Les vaniteux! s'imaginer qu'ils en peuvent remontrer � Poignet-d'Acier! --Vous avez eu, monsieur, en entrant au fort, une hardiesse... --La hardiesse, Jacques, sois-en persuad�, all�t-elle jusqu'� l'imprudence, est, au milieu des civilis�s tout aussi bien que des sauvages, cent fois pr�f�rable � la timidit�. Un homme hardi, m�me quand on le taxe d'effronterie, finit toujours par arriver � son but; un poltron, un homme scrupuleux, ne r�ussit jamais. --Mais, monsieur, je ne vois pas quel besoin vous aviez d'entrer � la factorerie Caoulis. --Au contraire, Jacques; nos int�r�ts me commandaient de m'y arr�ter. Ne te souviens-tu pas que les empreintes laiss�es au bas de notre caverne �taient celles de deux blancs, qui nous enlev�rent Ouask�ma pendant que nous cherchions � d�couvrir ou ils �taient? --S�rement, monsieur, s�rement, je m'en souviens. --Alors qui pouvaient �tre ces gens, sinon des employ�s de la Compagnie? --Tout juste, monsieur. --Quand je me suis aper�u que, non contents de nous ravir l'Indienne, ils nous avaient vol� nos chevaux, j'ai r�solu d'aller droit chez eux pour avoir raison de leur insolence. Oh! je me doutais bien que le coup partait du fort Caoulis. --Vous avez donc retrouv�... --Ouask�ma et Merellum, que les coquins avaient prises pour en faire des otages. Ils les avaient, ma foi, mises en prison! Mais j'esp�re qu'� l'heure qu'il est toutes deux ont pris la clef des champs, car j'ai bris� la grille de leur cachot; Nick Whiffles s'est charg� de les reconduire chez les Clallomes, et Nick Whiffles n'est pas homme � manquer � sa parole. --Pour cela, non, monsieur. Mais... --Oh! elles sont en s�ret�! dit Villefranche en rassemblant les r�nes de son poney. --Oserais-je, monsieur..., commen�a Jacques.--Ose, parbleu! --Vous demander o� nous dirigeons nos pas � pr�sent? --C'est plus que je ne pourrais te dire. Mais nous abandonnons, pour quelque temps au moins, la Colombie. J'ai serr� partie dans la cache de notre cabane incendi�e, partie dans les profondeurs de la caverne et pr�s d'une issue secr�te qui d�bouche � un mille du fleuve, les valeurs que j'ai gagn�es depuis six ans que nous faisons la traite des pelleteries, ainsi que certains objets et papiers pr�cieux; maintenant nous monterons vers le d�troit de Juan-de-Fuca, entre la terre-ferme et l'�le Vancouver. De ce c�t�, m'ont dit des sauvages et des voyageurs, surtout le long de la rivi�re Frazer, au 490 de latitude environ, on a trouv� de l'or. Et avec de l'or, vois-tu, Jacques, on fait des hommes ce qu'on veut, des rois ou des esclaves, on renouvelle la face, la forme des nations; on change le vice en vertu et r�ciproquement; nous d�livrerons le Canada du joug anglais, et si nous ne cr�ons pas une r�publique, nous replanterons chez nous le glorieux drapeau de la France! --Ah! monsieur, ce serait bien beau! Je voudrais bien vivre assez d'ann�es pour voir �a dit le vieillard avec, enthousiasme. Pas de r�publique, mais le gouvernement de la France, notre m�re-patrie, que nous ch�rissons toujours, et tous les enfants du Canada vous b�niront, monsieur! --Tu n'es pas fatigu�? dit brusquement Villefranche, qui peut-�tre se reprochait d�j� ce moment d'expansion. --Non, monsieur. --Bon, nous ferons encore une couple de lieues et mettrons pied � terre pour passer la unit, car il ne faut pas �reinter nos chevaux, qui auront probablement une rude traite � fournir demain. On nous donnera la chasse. Ils piqu�rent leurs montures, et, apr�s une heure de marche rapide, firent halte, dans un vallon ombrag� par de grands ch�nes et arros� par un ruisseau. Ils dessell�rent et d�brid�rent les ponies, et les ayant entrav�s, de pour qu'ils ne s'�garassent, ils se couch�rent, apr�s avoir soup� avec des shanatanques, sorte de chardon dont la racine, tr�s-farineuse, a le go�t du sucre. Jacques aurait d�sir� allumer du feu, autant pour cuire les shanatanques que pour tenir � distance les loups et les animaux dangereux; mais Poignet-d'Acier s'y opposa en objectant que la flamme ou m�me la fum�e pourrait r�v�ler leur pr�sence � l'ennemi, si, comme c'�tait pr�sumable, les gens de la Compagnie de la baie d'Hudson �taient d�j� � leur poursuite. Villefranche avait r�solu de faire sentinelle, mais la lassitude l'emporta sur sa r�solution et il s'endormit d'un sommeil lourd et agit�. Des hennissements de terreur et des jappements redoubl�s, suivis d'un coup de feu, l'�veill�rent. Il se leva en sursaut. La lune argentait le vallon. Jacques �tait debout; il rechargeait sa carabine. --Malheureux! qu'as-tu fait? s'�cria l'aventurier. --Monsieur, ce sont les coyotes! --Et quand ce seraient les coyotes? --Ne les voyez-vous donc pas qui d�vorent nos pauvres chevaux? --Jacques, tu as commis une grande imprudence, dit Villefranche avec plus de calme; si les commis de la Compagnie r�dent, par hasard, dans les environs, nous sommes perdus. Ton coup de fusil les attirera sur nous. --Mais nos chevaux, monsieur! nos chevaux! --Il n'y faut plus penser; cette bande de loups affam�s qui s'est jet�e sur eux ne leur fera pas de quartier et ce serait folie de songer � les secourir. Les coyotes sont trop nombreux. D'ailleurs, ils ont d�j� presque achev� nos b�tes. En effet, les ponies, attaqu�s par une l�gion de loups blancs, n'avaient pu fuir � cause de leurs entraves, et, apr�s une courte r�sistance, ils tombaient sous les dents des terribles carnassiers, dont les aboiements pr�cipit�s couvraient leur r�le d'agonie. --Qu'allons-nous faire, monsieur? demanda Jacques. --Serrer les selles dans quelque trou de rocher sur le lord de la rivi�re, prendre les brides avec nous, elles peuvent nous servir, et d�camper au plus vite. --Si j' �corchais le coyote que j'ai tu�; en mettant les brides dans sa peau, que je porterais comme une besace derri�re mon dos, �a nous embarrasserait moins. L'animal d�pouill� et sa robe arrang�e en sac, o� Jacques pla�a les brides, les fugitifs log�rent les deux selles dans une grotte, autour de laquelle ils cass�rent quelques �pines pour la reconna�tre, et continu�rent leur route vers le nord-est. L'aurore commen�ait � poindre. Le repos qu'avaient pris Villefranche et Jacques, joint � cette vigueur nouvelle que donne au corps les ar�mes du matin, achev�rent de les r�conforter. Les douces heures du matin! il n'y a rien de comparable, comme l'a dit un po�te anglais. C'est la jeunesse du jour et l'enfance de toutes les choses qui sont belles. La fra�cheur, la fra�cheur immacul�e du premier �ge colore la nature au moment o� l'aube para�t; l'air semble souffler l'innocence et la v�rit�; la lumi�re elle-m�me parle d'esp�rance, de bonheur pur. O� est-il celui qui, amant de la beaut�, de l'�clat, ne jouit pas des premi�res heures du matin? Poignet-d'Acier �tait presque gai et Jacques moins sombre que la veille. Ils marchaient l'un et l'autre d'un pas relev� en foulant aux pieds les opulents gazons qui ourlent les bords de la Caoulis. Le temps ne laissait rien � d�sirer, le gibier de plume et de poil ne manquait pas. La journ�e se passa joyeusement. Le lendemain, ils arriv�rent � un embranchement de la rivi�re qui descendait du mont Sainte-H�l�ne, dont le pic altier, �ternellement couronn� de neige, se dressait superbement � quelques lieues sur leur gauche. Depuis plusieurs ann�es Poignet-d'Acier se proposait d'explorer les cours d'eau qui serpentent � sa base. Il pensait avec raison que le terrain renfermait des strates ou des gangues aurif�res. Mais le d�sir de bien assurer auparavant sa position dans la Colombia lui avait fait ajourner jusque-l� la r�alisation de ce projet. Car ce n'�tait pas tout que de d�couvrir une mine d'or; sur le territoire de la Compagnie de la baie d'Hudson, et au milieu de bataillons des trappeurs libres qui sillonnaient incessamment ces contr�es, fallait, pour exploiter la d�couverte, un nombre d'hommes consid�rable, d�vou�s jusqu'� la mort et pr�ts � r�sister � toute esp�ce d'agression. Poignet-d'Acier, alors seulement, poss�dait une bande assez forte, r�pandue, par petits postes de quatre ou cinq sur le littoral du Rio Columbia, pour tenter, avec quelque chance de succ�s, une pareille entreprise. Canadiens la plupart, ces gens, sans �tre initi�s � ses secrets, savaient qu'il travaillait � chasser du pays leurs ennemis jur�s, les Anglais, et il n'est pas un d'eux qui ne se f�t laiss� torturer plut�t que de le trahir. Au point de jonction des deux cours d'eau, la Caoulis a environ un mille de large. Elle est extr�mement rapide, peu profonde en certaines places, creus�e en gouffres insondables dans d'autres, caillouteuse le plus souvent et jalonn�e de roches aigu�s sur toute sa largeur. A son aspect, on con�oit qu'elle est le produit d'une r�volution souterraine, et qu'on entre dans une r�gion volcanique dont le mont Sainte-H�l�ne est l'Etna. --Nous allons traverser ici, dit Villefranche en indiquant du doigt la bifurcation. --Traverser ici, monsieur! r�pondit Jacques en regardant son ma�tre avec un �tonnement inexprimable. --Est-ce que tu aurais peur? --Mais... Oh! non, monsieur; mais �a ne me parait gu�re possible. --Il n'y a rien d'impossible � un trappeur Jacques. --Je sais bien que monsieur peut tout ce qu'il veut. --D'abord, �coute-moi; il n'est pas malais� d'aborder � cet �lot que tu vois au milieu de la rivi�re. On distingue le fond, il y a de l'eau jusqu'aux aisselles au plus, et, quoique le courant soit imp�tueux, en nous soutenant l'un l'autre, nous y arriverons sans encombre. --Mais au del�, monsieur, �a ne parait plus gu�able? --Tu as raison, Jacques. Nous nous mettrons � la nage. --A la nage, monsieur! les flots nous entra�neront sur cette chute que nous avons c�toy�e il y a cinq minutes? --Sois sans crainte, j'ai un moyen. As-tu les brides? --Oui, monsieur, dans le sac. --Bon; place ta carabine sur ton �paule gauche pour qu'elle ne se mouille pas, et, avec ton bras droit, appuie-toi fermement � mon bras gauche. Tu y es? Bien; comme cela, avan�ons d'un m�me pas; nos deux corps en ligne offriront une double r�sistance � la vague. Gare � ta corne � poudre, qu'elle ne trempe pas! --�a va tout seul, murmurait Jacques en marchant dans le lit du fleuve, serr� contre Villefranche, qui, assurant chacun de ses pas, �tan�onnait, si je puis m'exprimer ainsi, son compagnon et le remettait en �quilibre toutes les fois que le courant le faisait chanceler ou que son pied posait � faux sur un caillou glissant. L'�lot atteint, ils se trouv�rent devant un de ces trous, v�ritables ab�mes dont j'ai parl� tout � l'heure. Les eaux s'y engouffraient en tourbillonnant avec un bruit infernal. --Qu'est-ce que je vous disais, monsieur? Nous ne pourrons pas franchir cet entonnoir-la? fit Jacques d'un air d�sol�. Villefranche sourit. --Tu vas voir que si, r�pliqua-t-il. Donne-moi ton sac. De l'autre c�t� de la fosse, � vingt pieds de distance, s'�levait un rocher effil�, avec des dents aigu�s comme des crochets. Le capitaine prit les deux brides dans le sac, les attacha solidement ensemble, fit un noeud coulant � l'une des extr�mit�s, roula l'autre autour de son poignet gauche, plia le tout en bandes de deux � trois pieds de long, et, saisissant l�g�rement le noeud coulant entre le ponce et l'index de la main droite, lan�a ce lasso improvis� dans l'espace. Le noeud coulant vola par-dessus le gouffre, tomba sur le rocher et s'accrocha � l'une des ar�tes. --Maintenant, dit Villefranche � son domestique, jette-toi � la nage; en t'aidant de cette longe, dont je tiens un bout, tu n'auras pas de peine � gagner le chicot, o� tu m'attendras. --Mais vous, monsieur? --Sois donc tranquille; je t'aurai rejoint avant cinq minutes. Moiti� en nageant, moiti� en se cramponnant � la corde, Jacques parvint, quoique avec de grandes difficult�s, � franchir la fosse. Poignet-d'Acier alors assujettit la lani�re � une racine de pin, puis il traversa par le m�me moyen et avec autant de bonheur que son domestique. --Mais � pr�sent comment allons-nous faire, car voici au del� de ce bas-fond un autre entonnoir non moins dangereux que le premier? dit Jacques. --Attends, dit Villefranche. Il arma sa carabine, ajusta le bout du lasso fixe � la racine du sapin, le coup partit et la corde, coup�e, flotta au cours de l'eau. Il avait accompli cet acte en quelques secondes. --Maintenant, dit-il, retire la bride. S'il nous reste des endroits p�rilleux tu sauras en faire usage. Une heure apr�s, ils �taient sur la rive m�ridionale de la branche sud de la Caoulis. Cette rive, form�e de roches noir�tres de schiste bitumineux, n'avait ni le gazon vert, serr�, plantureux, ni les bouquets d'arbres feuillus qui �maillaient et panachaient la contr�e qu'ils venaient de parcourir. Quelques pins rabougris, jaunis par le soleil, �talaient �� et l� leurs rameaux squelettiques sur de grandes touffes d'herbes dess�ch�es ou des rizi�res sauvages, d�j� br�l�es jusqu'� leurs racines. Des collines abruptes, domin�es par le mont Sainte-H�l�ne et entrecoup�es par des plaines de sable, que marquetaient de larges stratifications de hornblende et d'ardoises talqueuses, fermaient l'horizon. Un ciel, d'un rouge p�le, terne et inflexible comme le m�tal, compl�tait la d�solation de cette sc�ne dont le tableau serrait le coeur. --Fais du feu, Jacques, dit Villefranche en abordant. Pendant ce temps, j'abattrai quelques pi�ces de gibier. Il descendit la rivi�re et revint bient�t. --Qu'y a-t-il, monsieur? s'enquit le domestique. --J'ai aper�u deux bisons dans une coul�e; donne-moi la peau du coyote. L'ayant re�ue, il s'en rev�tit et reprit le chemin qu'il avait pr�c�demment suivi. A cinq ou six cents m�tres du lieu o� ils �taient camp�s se d�roulait une gorge �troite, humide, tapiss�e de plantes fourrag�res. L�, paissaient indolemment deux buffles, m�le et femelle. Villefranche, d�guis� dans sa peau, se tra�na doucement sur les pieds et sur les mains vers les ruminants, que la vue d'un loup isol� ne pouvait effaroucher. Ils se content�rent de le regarder avec leur grand oeil placide et se remirent � tondre l'herbe. Poignet-d'Acier attendit un moment favorable et fit coup double. Les animaux, atteints au coeur, tomb�rent presque en m�me temps. Le chasseur courut aussit�t � eux pour les saigner; mais, en marchant dans la coul�e, il remarqua avec autant de surprise que de chagrin des empreintes r�centes de sabots de chevaux, m�l�es � celles des bisons. --Les employ�s de la Compagnie ont pass� ici aujourd'hui, murmura-t-il. N�anmoins, il r�solut de garder cette observation pour lui seul et d'�tablir son camp sur un rocher fort �lev� d'o� l'on commandait une vaste �tendue de pays. Les buffles furent d�pouill�s, les meilleurs morceaux de leur chair coup�s en tranches minces, qu'on enterra dans le sable afin de les conserver fra�ches jusqu'au lendemain, o� on esp�rait les fumer et les enfouir dans une cache pour les besoins � venir, et les deux trappeurs, apr�s un bon r�gal de bosse et de fatigue, gravirent le rocher afin d'y passer la nuit. C'�tait une sorte de promontoire, taill� � pic du c�t� de la rivi�re, couvert d'herbes et de broussailles du c�t� de la terre. Avec sa lunette, Poignet-d'Acier examina le paysage, mais il ne d�couvrit rien qui put l'inqui�ter. Assis avec Jacques � la pointe du rocher, ils regardaient soucieusement couler l'eau � leurs pieds, quand un p�tillement sec et continu les fit retourner tout � coup. --La prairie en feu! s'�cria le domestique terrifi� en contemplant un immense incendie qui s'�tait soudainement, comme par magie, d�ploy� derri�re eux et volait sur le promontoire avec la rapidit� de la foudre. D'un coup d'oeil Villefranche embrassa l'imminence du p�ril. A traverser les flammes il ne fallait pas songer; sauter dans la rivi�re, pas plus; allumer un contre-incendie, comme cela se pratique souvent, encore moins. Le vent soufflait violemment droit � leur face. --Jacques, s'�cria le capitaine, accroche ta carabine et ta poudri�re � cette saillie, au-dessous de nous; puis, prends une de ces peaux; place-toi aussi au Nord de la roche que tu le pourras, l� o� elle est presque nue, et couvre-toi de la peau, le poil en dedans. C'est notre chance unique de salut. La conflagration les enveloppait d�j�. CHAPITRE XIV NICK WHIFFLES ET LE DOMPTEUR-DE-BUFFLES Merellum �tait remont�e sur les genoux de Ouask�ma et s'y �tait endormie. Longtemps l'Indienne contempla l'enfant qui, le bras droit arrondi autour de son cou, la main gauche encore engag�e dans son �paisse chevelure, avait �t� surprise par le sommeil, au milieu de ses �bats. Et, en voyant ce visage frais, blanc et rose, ce visage qui lui plaisait � la passion, qu'elle mangeait de baisers, Ouask�ma, la vierge clallome, sentait d'�tranges �motions soulever son sein. Elle adorait Merellum. Oh! c'�tait bien s�r; elle l'avait re�ue de sa m�re mourante, une pauvre Canadienne, veuve d'un trappeur; elle l'avait adopt�e, elle la faisait respecter des siens comme elle-m�me. Pourquoi donc Ouask�ma �prouvait-elle alors ces impressions qui agitaient fi�vreusement ses serfs, allumait, par moments, la col�re dans ses yeux, lui crispait les doigts si fort, que les ongles s'enfon�aient dans la chair de sa main, et lui faisait lever parfois son poing ferm� sur la Petite-Hirondelle? C'est que la jalousie �tait entr�e dans le coeur de Ouask�ma, la vierge clallome, et qu'elle la br�lait comme un fer rouge. Oui, Ouask�ma �tait jalouse d'une enfant, de sa fille, de ce qu'elle aimait le mieux au monde, apr�s lui cependant! Elle en �tait jalouse! Jalousie sombre, d�sesp�rante, implacable. Implacable, d'autant plus qu'elle avait pour aliment un don physique, un hasard de la nature. Et pourtant, je r�p�te, Ouask�ma ch�rissait Merellum avec une tendresse maternelle. Mais n'avez-vous jamais rencontr� des m�res jalouses de filles qu'elles idol�traient? Merellum �tait blanche comme le lait, Ouask�ma �tait rouge comme l'acajou. Merellum avait le front bomb�, en ligne droite avec la face, Ouask�ma l'avait renvers� en arri�re, � angle obtus avec le visage, et voil� le secret de cette jalousie qui la poignait en regardant dormir la petite fille. Si j'�tais comme elle, il m'aimerait! Que de r�flexions voluptueuses ou d�chirantes; que d'angoisses et de f�licit�s; que de cris �touff�s derri�re ce conditionnel! La nuit vint. Nuit froide et sombre, comme je l'ai dit pr�c�demment. L'Indienne, chassant les mauvaises id�es qui l'oppressaient ainsi qu'un cauchemar, d�posa doucement la Petite-Hirondelle sur un lit de sapinage, recouvert d'une peau de buffle, et se coucha pr�s d'elle, apr�s l'avoir bais�e au front. Ouask�ma souffrait beaucoup moins de sa blessure. Elle ne tarda pas � s'endormir aussi � c�t� de Merellum. Un violent tumulte dans la pi�ce voisine l'�veilla. Ouask�ma se mit sur son s�ant, pr�ta l'oreille. On se disputait, on se battait. C'�tait chose trop ordinaire dans un fort de la Compagnie de la baie d'Hudson, pour que l'Indienne y attach�t grande importance. Elle allait laisser retomber sa t�te sur le lit, quand un bruit d'une autre esp�ce r�excita son attention. La fen�tre de sa prison, dont les carreaux �taient en cuir d'elk s�ch�s au soleil et aminci � la pierre-ponce, fut enfonc�e et deux barreaux de fer qui composaient la grille, furent arrach�s presque au m�me instant. Ouask�ma sauta � bas de sa couche. Elle �tait surprise, mais non effray�e. Quel �tait ce myst�re? qu'allait-il en surgir? Le fracas redoublait dans la grande salle. Au dehors, comme au dedans, des chiens aboyaient avec fureur. L'Indienne s'approcha de Merellum, et la secoua par l'�paule. --Debout, petite, lui dit-elle, et silence! --Mais, tante, on ne voit pas encore clair, balbutia l'enfant en se frottant les yeux. Ouask�ma l'enleva sur son bras droit et se pla�a avec elle en face de la fen�tre, par laquelle on d�couvrait un pan du ciel bleu qui commen�ait � s'�toiler. --Tante, tante, o� allons-nous? demandait Merellum, baillant et �tirant ses membres engourdis. --Tais-toi! tais-toi! Une t�te humaine s'encadra dans la baie de la fen�tre et une voix dit en indien: --Oh�! ma soeur! --Que veut le visage-p�le? r�pliqua Ouask�ma d'un ton ferme. --Eh! te sauver! Pourquoi le visage-p�le veut-il me sauver? --Parce que Poignet-d'Acier, qui a bris� cette grille, le lui a command�, oui bien, je le... Nick Whiffles s'arr�ta court au beau milieu de sa locution favorite. --Allons! ma soeur, reprit-il d'un ton bas et rapide, d�p�chons-nous. Tu as une enfant avec toi. Donne-la-moi d'abord, que je la passe � mon cousin Louis-le-Bon, qui attend de l'autre bord. Ensuite je t'aiderai � sortir. Ouask�ma, ne sachant trop si c'�tait un pi�ge que lui tendaient ses ennemis, demeurait ind�cise. Le nom de Poignet-d'Acier ne suffisait pas m�me � la convaincre que c'�tait un ami qui lui parlait. Merellum mit fin � son irr�solution. --Nick Whiffles! Je le reconnais; n'aie pas peur, tante, s'�cria-t-elle en battant des mains. --Nick Whiffles, oui bien, je le jure, votre serviteur! fit alors, de sa bonne grosse voix, le trappeur tout joyeux de s'entendre nommer. Cette imprudence faillit tout perdre. Un commis, qui furetait dans la tour, saisit l'exclamation au vol. Il courut vers l'endroit d'o� elle partait. Heureusement, Calamit�, et Infortune faisaient une garde vigilante. Ils se jet�rent, en hurlant, sur l'employ�, qui tourna lestement les talons et appela du secours. Mais la rixe �tait trop chaude, trop enivrante dans la grande salle pour qu'on l'�cout�t. Le sous-chef facteur, descendu de sa chambre afin de r�tablir l'ordre, voyait son autorit� m�connue; ses pri�res et ses menaces restaient sans effet; lui-m�me press�, foul�, entre les turbulents, songeait plut�t � se tirer sain et sauf de la m�l�e qu'� d�fendre les int�r�ts de la Compagnie, lorsqu'un des trappeurs libres s'avisa d'entonner la Marseillaise. Quel avait �t� le motif et le d�but de la querelle? Nul sans doute, sauf Nick, qui ne s'en souciait gu�re en cet instant, n'e�t pu le dire. Mais, d�s que ce cri: Allons, enfants de la patrie... eut �t� lanc�, deux camps se form�rent comme par enchantement: les Canadiens d'un c�t� avec la plupart des Indiens, de l'autre, les Anglais, recrut�s de quelques sauvages. C'est que notre hymne national est encore le chant patriotique de tout ce qui parle fran�ais dans l'Am�rique septentrionale enti�re, qu'on s'�veille, qu'on s'anime, qu'on s'enflamme � ses br�lants appels et que le jour o� le Canada secouera le joug de la Grande-Bretagne, cc sera en faisant retentir les �chos du Saint-Laurent des notes vibrantes de la Marseillaise. La porte de la grande salle fut aussit�t d�fonc�e avec une partie de la cloison. Les femmes se ru�rent effar�es dans la cour du fort. Les chiens, foul�s aux pieds, hurlaient, mordaient � belles dents Anglais, Peaux-Rouges et Canadiens. Les hommes vocif�raient et appr�taient leurs armes. Pendant ce temps, Nick saisissait Merellum dans ses bras; puis, grimpant sur la ridelle d'un fourgon, adoss� � la palissade, il la tendait � Louis-le-Bon, assis � califourchon entre deux piquets. D�tale vite avec elle; il y a des bateaux sur la gr�ve. Nous nous rejoindrons � l'�le Walker, lui dit Whiffles. Louis-le-Bon attacha une lani�re de cuir sous les aisselles de l'enfant et la descendit � terre. Ensuite sauta hors de l'enceinte, prit Merellum par la main, l'entra�na au bord du rio Columbia, monta avec elle dans un canot et s'�loigna � force de rames. En une minute il avait eu fini. --Encore une maudite petite difficult� de moins sur les �paules! marmottait Nick Whiffles, retournant � la fen�tre. Ouask�ma l'avait franchie. Elle se tenait tapie dans l'ombre d'une encoignure. Infortune et Calamit� rivalisaient d'aboiements devant elle. La cour de la factorerie �tait pleine de cris et de confusion. Un coup de feu retentit. --Castors et loutres! �a va chauffer plus dur que je ne le supposais, ajouta Nick entre ses dents. Sus aux Anglais, mes chiens! sus! S'adressant � Ouask�ma. --A nous deux maintenant, la belle! C'est un fameux service que Nick Whiffles va te rendre l�; j'esp�re bien que tu l'en r�compenseras, � Dieu oui! Mais, j'y pense, impossible que tu puisses escalader ces pieux, avec ton bras bless�. Diable! c'est un inconv�nient. Ah! la porte du fort est ouverte. Suis-moi de pr�s. Les chiens nous d�fendront par derri�re. Il faut faire une trou�e au milieu de ces tapageurs. Par bonheur, on n'y voit goutte. Tu ne sera pas reconnue. Ici, Calamit�! Ici, Infortune! et, si on nous touche, jouez des m�choires, mes gaillards! Allons! vermines, rangez-vous, ou je vous assomme, c'est Nick Whiffles qui vous parle, oui bien, je le jure, votre serviteur! Tout en monologuant � son habitude, le brave trappeur �cartait avec la crosse de sa carabine les gens, hommes et femmes, Visages-P�les ou Peaux-Rouges, Canadiens ou Anglais, qui obstruaient la cour. Il n'�tait plus qu'� dix pas de l'entr�e. Encore quelques efforts, et le succ�s couronnait son entreprise. Mais l� un obstacle impr�vu l'attendait. Un meuglement prolong� se fit subitement entendre. --Oli-Tahara! le Dompteur-de-Buffles! les Chinouks! les Chinouks! clam�rent plusieurs voix dans la foule. --Barricadez la porte, cria le sous-chef facteur. Aussit�t toute dissension cessa. Chacun redoutait les Chinouks. C'�tait l'ennemi commun. Il fallait se r�unir pour lui faire face. On ob�it � l'ordre du sous-chef et la porte fut ferm�e. --Tonnerre! maugr�a Nick, me voil� pris entre deux feux. Mais il ne sera pas dit que je moisirai dans cette double maudite petite difficult�! Refendant alors la foule accompagn� de Ouask�ma et de ses chiens, il se faufila dans une partie de la cour o� il n'y avait personne et commen�a un examen attentif de la palissade. Il esp�rait d�couvrir une �chelle, quelque chose qui permit � l'indienne d'atteindre le fa�te. Ses perquisitions n'aboutirent � rien. Il se grattait le front, ce qui �tait chez lui d'une profonde contrari�t�, quand les deux m�tins se pr�cipit�rent, museau bas, au pied d'un piquet et se mirent � gratter le sol. Une faible lueur filtrait sous ce piquet et s'�talait, en forme d'�ventail, sur le gazon de la cour. Un conduit! s'�cria Nick avec joie; ah! je savais bien que nous finirions par sortir de cette double maudite petite difficult�! Effectivement, c'�tait un ancien conduit pour les eaux d'un �vier abandonn�. L'herbe avait pouss� dans le ruisseau. Elle masquait � demi l'ouverture qui d�bouchait hors du fort. Du courage, Calamit� de l'action, Infortune! Fouillez, fouillez, mes bons toutous disait le trappeur stimulant les chiens du geste et de la voix. Lui-m�me s'agenouilla pr�s d'eux, tira son couteau, et en quelques instants il eut pratiqu� sous les piquets une ouverture d'un pied et demi de profondeur sur deux de large environ. --Passe, ma soeur, dit-il � Ouask�ma en lui montrant l'orifice, tu fileras vers la berge et l� tu m'attendras. Le trou n'est pas encore assez grand pour moi. Une seconde seulement et je te rattraperai. L'Indienne ne se le fit pas r�p�ter. Les chiens hurlaient avec rage et voulaient s'�lancer derri�re elle. Nick Whiffles les retint. --Les ch�res b�tes! marmottait-il en continuant sa besogne; on dirait qu'elles flairent quelque chose. Un second mugissement s'�leva, comme par expr�s, pour lui r�pondre. --Le buffle au Bois-Br�l�! dit le trappeur. Pourvu qu'il n'ait pas aper�u la squaw! Je l'aurais d�livr�e de la corde pour la jeter au b�cher, sans compter les maux que je me suis donn� pour elle! �a ne ferait pas du tout mon compte, � Dieu non! Un cri d�chirant, auquel succ�da un hourvari assourdissant, lui fit suspendre son travail. Les employ�s de la Compagnie de la baie d'Hudson, munis de torches, s'�lan�aient en masse hors de la factorerie. Mais le premier cri avait �t� pouss� par une femme. Nick Whiffles l'avait parfaitement reconnue: c'�tait Ouask�ma. En sortant du conduit, elle avait �t� saisie par deux mains vigoureuses. On l'avait brutalement assise sur le dos d'un taureau, que son ravisseur avait aussit�t enfourch� en poussant l'animal vers le fleuve. Sans h�siter, le taureau se jeta � l'eau et se mit nager. Nulle parole n'avait �t� �chang�e entre les deux acteurs de cette sc�ne. Vingt �clairs, vingt coups de feu, accompagn�rent leur fuite. --Que ma soeur n'ait aucune crainte, je ne lui veux pas de mal, dit l'homme � l'Indienne. Elle ne r�pliqua point. --Oli-Tahara, avait appris qu'elle �tait captive chez les Visages-P�les. Il �tait venu pour la sauver. Il remercie le Grand Esprit de l'avoir assist� dans l'accomplissement de son projet. M�me silence. Talonnant son buffle, qui ne cessait de couper l'eau en ligne directe et avec rapidit�, comme s'il n'e�t pas senti le fardeau qu'il portait, le m�tis reprit: --Je conduirai ma soeur o� elle voudra. --Ouask�ma, r�pliqua froidement l'Indienne, peut elle se fier � la parole d'un demi-sang? --Que ma soeur ordonne, elle verra si Oli-Tahara la langue croche. --Que mon fr�re, alors, conduise Ouask�ma au village des Clallomes. --Oli-Tahara ob�ira, r�pondit le Dompteur-de-Buffles d'un ton soumis. Le silence recommen�a. Ils entendaient les balles siffler et ricocher dans l'eau, mais ils �taient hors de leur atteinte. Devant le fort Caoulis, la Colombie n'a gu�re qu'un mille de largeur. La travers�e fut courte. En abordant l'autre rive, le Bois-Br�l� arr�ta son taureau et dit l'Indienne: --Ma soeur consent-elle � ce que Oli-Tahara lui ouvre son coeur? --Ouask�ma consent. --J'aime ma soeur. --Ouask�ma le sait, dit simplement la Clallome en sautant � bas du buffle. --Ma soeur le sait et elle ne m'aime pas? Ouask�ma ne t'aime pas. Le m�tis r�prima un mouvement d'irritation. --Elle en aime un autre! dit-il avec amertume. Oui, elle en aime un autre. --Et qui ne l'aime pas! repartit-il d'un ton ironique. --S'il ne l'aime pas, il l'aimera; Hias-soch-a-la-ti-yah l'a r�v�l� � la vierge. --Mais, s'�cria le Bois-Br�l� mettant aussi pied � terre, si moi j'aimais ma soeur comme elle veut �tre aim�e; si je lui donnais tous les pr�sents qu'elle d�sire. Si je lui assurais l'alliance des vaillants Chinouks; si je promettais de n'avoir jamais d'autre femme qu'elle; si je lui offrais ce bison blanc, la terreur et la convoitise de tous ceux qui--Visages-P�les et. Peaux-Rouges--habitent les bords de la Grande-Rivi�re? --Ouask�ma ne t'aimerait pas, dit paisiblement la jeune file. Et d'un ton proph�tique: --Elle en aime un autre! Elle doit �tre � lui s'il vit. Le Grand Esprit le lui a pr�dit. Elle ne fermera pas son oreille au discours du Grand Esprit. Le Dompteur-de-Buffles �tait superstitieux comme tous les Bois-Br�l�s. Sa fureur tomba devant le maintien calme et imposant de la jeesukaine. --Mais s'il mourait? hasarda-t-il. --S'il mourait de main humaine, Ouask�ma le vengerait Hias-soch-a-la-ti-yah le lui a annonc�! repartit l'Indienne sans abandonner sa pose et son accentuation solennelle. Le m�tis refoula encore son ressentiment, et dit: --Ma soeur gardera-t-elle la m�moire de ce je lui ai fait? --Ouask�ma oublie toujours le mal pour se rappeler le bien. --Mais si, par accident, Poignet-d'Acier venait perdre la vie? Elle secoua la t�te. --Que ferait ma soeur? insista le demi-sang, ne remarquant pas ce geste. --Elle attendrait les ordres du Grand Esprit. --Et elle ne se donnerait pas � un autre avant d'avoir revu son fr�re Pas avant que le Grand Esprit lui e�t parl�. Mais si mon fr�re veut �tre agr�able � Ouask�ma, qu'il reprenne la direction du soleil levant et qu'il porte au chasseur blanc cette m�decine que Ouask�ma � pr�par�e pour lui. Il h�sitait. --Mon fr�re refuse! s'�cria l'Indienne avec m�pris; mon fr�re est un coeur mou; il n'aime pas la vierge clallome. --Je l'aime, et je le prouverai � Ouask�ma! r�pondit vivement le Dompteur-de-Buffles, saisissant un petit sac de peau qu'elle tenait � la main et le serrant dans sa poche. Avant trois nuits; Poignet-d'Acier aura la m�decine. --L'Esprit Supr�me te prot�gera! r�pliqua la Clallome en disparaissant dans les profondeurs de la nuit. Le Bois-Br�l� remonta d'un bond sur son buffle, qui exhala un long mugissement et se plongea dans le fleuve. CHAPITRE XV PAUVRE JACQUES Cependant Nick Whiffles �tait sorti du fort par l'ouverture qu'il avait pratiqu�e sous la palissade. A travers l'obscurit�, il aper�ut le buffle blanc du m�tis qui s'�loignait rapidement du rivage. L'animal �tait encore � la port�e de la carabine du trappeur. Un instant, ce dernier le coucha en joue; il allait tirer, quand une r�flexion l'arr�ta. Malgr� toute son adresse, il pouvait manquer la b�te et atteindre Ouask�ma. Si courte qu'e�t �t� cette r�flexion, elle suffit pour faire dispara�tre dans les t�n�bres le ravisseur et sa proie. Les gens de la factorerie avaient rouvert la porte d'entr�e et se r�pandaient aux alentours du poste. Nick eut une id�e. Il d�chargea son arme en l'air en criant: --Hola! H�! arrivez donc, fain�ants! On enl�ve vos prisonni�res. Cette vermine de Bois-Br�l� qui commande les Chinouks! Tenez, le voyez-vous, qui se sauve avec son maudit buffle d'enfer; � Dieu, oui! Feu dessus! Allons donc! D�p�chez! C'est alors que retentirent les coups de fusil dont nous avons pr�c�demment parl�. Quand l'�moi des employ�s de la Compagnie se fut un peu calm�, le sous-chef facteur ordonna � quelques-uns de ses hommes de monter dans les canots et de poursuivre les fugitifs; puis s'adressant � Nick: --Mais �tes-vous bien s�r que ce soit nos prisonni�res? --Si j'en suis s�r! comme je vous vois, bourgeois, r�pondit le malin trappeur, riant sous cape. Le sous-chef hocha la t�te d'un air � demi incr�dule, en murmurant: --Comment cela se pourrait-il? --Je vais vous le dire, r�pliqua Nick. Calamit�, Infortune et moi... --Qu'est-ce que cela, Calamit�... Infortune?... --Mes chiens, deux bonnes b�tes, pas � votre service, bourgeois, riposta Nick d'un ton sec. --Alors, vos chiens et vous? --Nous avions �t� �veill�s par le bruit et nous �tions descendus dans la cour, quand... Mais venez. --O�? --A deux pas, bourgeois, � deux pas. Nick le conduisit pr�s du trou qu'il avait creus� sous la cl�ture. --Regardez-moi �a, dit-il en indiquant le passage. --Qui a fait cette, effraction I s'�cria le sous-chef, apr�s avoir examine l'excavation � l'aide d'une torche. --Qui a fait �a? pas Nick Whiffles, assur�ment, repartit le trappeur avec un accent de bonhomie qui d�truisait jusqu'� l'ombre du soup�on. --Mais enfin! commen�a le sous-chef en frappant impatiemment du pied. --Vous ne me laissez pas parler, aussi, reprit l'autre. --Alors, soyez bref. --Je vous disais, reprit Nick que mes chiens se sont mis � flairer quelque chose dans la cour, et alors je me suis dit: Ils flairent dr�lement ce soir, mes chiens. Qu'est-ce �a peut �tre? Un Indien, pour le certain, et un Indien qui fait un mauvais coup, encore, je les suivis, et tout � coup ils se mirent � courir et � donner de la voix comme des poss�d�s. Donc ils avaient senti un Peau-Rouge. J'armai ma carabine, trop tard, h�las! � Dieu, oui! car j'aper�us une squaw qui glissait comme une vip�re par ce trou. Je passai aussi apr�s elle. Et qu'est-ce que j'aper�us encore? Oli-Tahara qui emportait Ouask�ma, avec une petite fille, sur sa peste de buffle, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Mais comment les avez-vous reconnus au milieu de la noirceur? demanda le sous-chef, que cette version satisfaisait pas compl�tement. --Reconnus! reconnus! Comment je les ai reconnus? r�pliqua le trappeur avec un aplomb imperturbable, est-ce que vous ne savez pas, bourgeois, que Nick Whiffles voit aussi clair la nuit que le jour? --Alors vous les avez maladroitement manqu�s, car ils n'�taient qu'� quelques verges de votre carabine, dit le sous-chef, qui n'�tait pas f�ch� d'humilier devant les employ�s de la Compagnie un franc trappeur, r�put� un des premiers tireurs du territoire de la baie d'Hudson. --Manqu�s! fit Nick avec indignation et sans perdre son sang-froid, manqu�s! allons donc! Quand j'ai mir� un objet, est-ce que je le manque jamais? Regardez-moi un peu ces marques, et dites-moi si c'est du sang d'homme ou de b�te. Du bout du pied, il indiquait quelques larges taches de sang provenant du daim qu'il avait �corch� deux ou trois heures auparavant avec Poignet-d'Acier. Cette derni�re explication parut d'autant plus plausible au sous-chef facteur, que les assistants se rangeaient du c�t� de Nick Whiffles, les uns par affection pour lui, les autres par la malveillance ordinaire des subordonn�s envers leurs sup�rieurs. On allait rentrer au fort, car un commis, d�p�ch� expr�s, venait de rapporter l'�vasion des deux captives, quand des employ�s amen�rent la sentinelle que Villefranche avait, on s'en souvient, b�illonn�e et attach�e � un arbre, hors de l'enceinte. --Comment! ce flibustier s'est aussi �chapp�? s'�cria le sous-chef avec col�re. --C'est tel que je vous le dis, bourgeois, r�pondit la sentinelle effray�e. --Eh bien, tu paieras pour tous! reprit le premier tout courrouc�. Tu seras pendu, et pas plus tard que demain. Les employ�s se regard�rent pleins de terreur. --Excusez, bourgeois, dit Nick Whiffles, que les airs hautains n'intimidaient pas plus que, les menaces; excusez, mais si vous aviez �t� � la place de ce pauvre diable, je voudrais bien savoir ce que vous auriez fait contre Poignet-d'Acier, � Dieu, oui. --C'est vrai, �a. Il a raison, dirent quelques-uns des auditeurs. --Taisez-vous et remontez � la factorerie! tonna le sous-chef. --Taisez-vous! taisez-vous! on dit �a � des esclaves, mais pas � des francs trappeurs, r�pliqua hardiment Nick. --Vous, si vous dites encore un mot... --Voyons, bourgeois, ne vous faites pas plus m�chant que vous n'�tes; on vous conna�t, nous autres, interrompit Whiffles en lui tapant famili�rement sur l'�paule. Bonsoir, les camarades; je m'en vas retourner vers les montagnes Rocheuses, oui bien, je le jure, votre serviteur! Il siffla ses chiens et s'�loigna du c�t� de la Caoulis, sans que le sous-chef cherch�t s'opposer � son d�part. Ce dernier revint au fort avec sa bande. Il �tait d�vor� d'inqui�tude, car � son retour de l'�le Kallamet, le facteur en chef ne manquerait pas, le lendemain, de lui demander compte des prisonniers et de punir s�v�rement sa n�gligence. Pad et Joe arriv�rent � une heure du matin, ils amenaient quatre chevaux. On peut juger de leur d�ception en apprenant la fuite de Poignet-d'Acier et de Ouask�ma. Pad, dans sa fureur, accusa le sous-chef de complicit� avec les fugitifs et jura de d�noncer sa conduite aux directeurs de la Compagnie. Joe, moins irritable et par cons�quent meilleur conseiller, proposa de donner aussit�t la chasse � Poignet-d'Acier. Quelques renseignements fournis par la sentinelle les engag�rent � suivre le bord de la Caoulis. Ils se mirent en route, accompagn�s d'une douzaine d'Indiens que leur pr�ta volontiers le sous-chef, pour t�moigner de sa bonne volont� � les aider dans leurs recherches. Supposant assez naturellement que le capitaine avait travers� la Caoulis en quittant le fort, Pad, qui commandait l'exp�dition, franchit la rivi�re avec sa troupe et longea la rive m�ridionale. Il �tait � cheval avec Joe et deux chefs peaux-rouges; le reste allait � pied. Leurs premi�res explorations furent vaines, puisque Villefranche et Jacques avaient d'abord suivi le bord septentrional du cours d'eau. Au bout de quelques jours, les poursuivants commen�aient � se d�piter et � perde patience, quand une apr�s-midi, comme ils �taient camp�s dans un bouquet de mesquites, deux coups de feu successifs attir�rent l'attention de Pad. --Sommes-nous tous ici? demanda-t-il en jetant un coup d'oeil autour de lui. --Tous, r�pondit Joe. --By the Holy Virgin, reprit l'Irlandais avec une joie sauvage; c'est alors Poignet-d'Acier qui vient de tirer. Ne bougez pas et laissez-moi faire. Il se faufila hors des arbustes, fit un quart de mille environ en rampant sur les pieds et les mains et d�couvrit Villefranche en train de d�pouiller les deux buffles qu'il avait abattus. Le capitaine �tait trop loin pour que Pad put songer � lui envoyer une balle, et le vallon �tait trop uni, � partir de l'endroit ou il se tenait tapi, pour qu'il put s'approcher davantage sans �tre remarqu�. L'Irlandais ne comptait pas d'ailleurs la bravoure au nombre de ses tr�s-rares qualit�s, et, savait bien que s'il manquait son ennemi, celui-ci ne le manquerait pas. Attendre et le surprendre � l'improviste lui sembla le meilleur plan. Il resta donc en observation jusqu'au moment o� il vit Villefranche et Jacques monter sur le promontoire et prendre leurs dispositions pour y passer la nuit. Alors Pad retourna vers sa troupe et on tint conseil. L'effroi qu'inspirait Poignet-d'Acier �tait tel, que ces quatorze hommes h�sitaient, sans se l'avouer, � l'attaquer de front. Les Indiens, au surplus, l'admiraient franchement et se sentaient peut-�tre int�rieurement pour lui plus de sympathie que pour ceux qui les conduisaient, car l'intr�pidit� et l'audace les attirent toujours. D'un autre c�t� si Pad briguait l'honneur de d�barrasser lui-m�me la Compagnie du terrible aventurier, Joe ambitionnait secr�tement cet honneur. Aussi discut�rent-ils longuement et sans arriver � aucun r�sultat. On parla de s'emparer de lui pendant son sommeil; mais ce n'�tait pas facile. Poignet-d'Acier ne dormait jamais que d'un oeil. Il fut question de l'assaillir en masse; mais le capitaine avait un fusil double qui jamais ne perdait son coup de poudre, et Jacques lui-m�me poss�dait une carabine fameuse dans le Nord-Ouest. En outre, du haut de leur rocher, ils pouvaient, en s'abritant derri�re quelques cailloux, tenir t�te � une quinzaine d'individus, la plupart mal arm�s. Enfin, Pad, qui se tourmentait le cerveau, s'�cria soudainement: --J'ai notre affaire. --Comment cela? fit Joe. --Oui, by Jesus-Christ, nous br�lerons vif le brigand et son engag� [19]. [Note 19: J'ai d�j� dit que sur le territoire de la baie d'Hudson, comme au Canada, tous les domestiques sont d�sign�s sous le nom d'engag�s.] --Les br�ler! --Oui, by the Holy Virgin, nous mettrons le feu � la prairie. Le rocher sur lequel ils se trouvent est inaccessible, sauf du c�t� de la terre; le vent souffle devant eux; ils n'�chapperont pas, � moins de faire un plongeon dans la rivi�re, ajouta-t-il en ricanant. --Mais qui allumera l'incendie? s'enquit encore Joe. --Moi! Vous, vous les regarderez r�tir, ce sera dr�le! --Et s'ils sautent dans la Caoulis --Imb�cile! il n'en sera ni plus ni moins. Nous les rep�cherons, voil� tout. Ce dialogue, qui avait eu lieu en brogue (patois) irlandais, ne fut pas compris des Indiens qui p�tunaient gravement, accroupis en cercle autour des deux interlocuteurs. --D�s que tu verras les flammes environner ces deux bandits, tu viendras avec les Peaux-Rouges me rejoindre, continua Pad en se coulant comme un serpent � travers les hautes touffes d'herbes qui les s�paraient du promontoire, au sommet duquel on distinguait parfaitement Villefranche et Jacques assis, le visage tourn� vers la rivi�re. Un quart d'heure ne s'�tait pas �coul�, lorsque des lueurs sinistres envahirent la prairie. C'est alors que Poignet-d'Acier, brusquement arrach� � sa m�ditation, et se voyant entour� par un de ces incendies qui enveloppent parfois les Plaines du Nord-Ouest avec la c�l�rit� de l'�clair, ordonna � Jacques de pendre sa poudri�re et sa carabine � une saillie inf�rieure de la roche que le feu ne pourrait atteindre et de se coucher � terre, en se couvrant avec une peau des buffles qu'il avait tu�s quelques heures auparavant. C'�tait leur seule chance de salut, car la conflagration qui ratissait et nivelait impitoyablement le sol, ne pouvait mordre le cuir encore saignant des animaux. Villefranche lui-m�me l'utilisa. Etendus, l'un et l'autre au bord de l'ab�me, l� o� la roche �tait presque nue, la face projet�e sur le vide, afin de pouvoir respirer, ils attendirent dans un silence lugubre, troubl� par le cr�pitement des flammes et les hurlements des sauvages, que le fl�au e�t pass� sur leurs corps. Au contact de cet embrasement aussi ardent que rapide, les peaux gr�sill�rent comme l'huile dans une po�le � frire, et se recroquevill�rent. Mais sauf une chaleur �pouvantable, qui leur causa des �blouissements aux yeux, des bourdonnements dans les oreilles, et sauf quelques l�g�res br�lures aux doigts, les deux hommes se lev�rent, au bout d'une minute � peine, sans aucun mal s�rieux. Une �paisse fum�e planait sur le cap. Elle �tait produite par les herbes vertes et les racines qui achevaient de se consumer sur la roche noircie. Au del� de ce rideau opaque, qui montait lentement vers le ciel d�j� voil� par les demi-teintes du cr�puscule, les Indiens poussaient des vocif�rations stridentes. --Vite � nos armes! cria Villefranche en d�crochant son fusil. Nous tombons d'un p�ril dans un autre. Allons, Jacques, du courage et de la promptitude, il faut profiter de cette fum�e pour passer au milieu de nos ennemis! --Un moment, un moment, Poignet-d'Acier, dit subitement une voix bien connue; je suis arriv� � temps, oui bien, je le jure, votre serviteur! Et Nick Whiffles apparut au milieu des vapeurs qui tourbillonnaient sur le rocher. --Quoi! c'est vous! r�pliqua Villefranche d�j� sur ses gardes et pr�t � faire feu. --O Dieu oui, en chair et en os, et surtout en os, capitaine! Mais ce n'est pas l'heure de jaser comme des pies amoureuses; suivez-moi, je connais un sentier... A gauche, par ici, capitaine, par ici. Ah! c'�tait une maudite petite difficult� que la v�tre. Attention � cette pierre, elle n'est pas solide. Soutenez-vous � ces seines. La descente n'est pas tout � fait commode, n'est-ce pas? mais nous y arriverons Mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale, en a vu bien d'autres. Un jour... Diable, j'ai failli faire la culbute. Je vous disais donc, capitaine... Eh! veillez s�r votre engag�. Il n'a pas le pied s�r, votre engag�! C'est qu'aussi le chemin n'est pas celui du paradis. Ah! les vermines seront fi�rement attrap�es quand elles s'apercevront que les oiseaux ont d�nich�. Tenez capitaine il y a un mauvais pas. Encore un petit brin de patience et nous y serons. Tout en causant � son habitude, le brave trappeur conduisait Villefranche et Jacques le long d'une piste �troite qui serpentait abruptement le long du pic et aboutissait au bord de la Caoulis. Cette piste sillait une pente tellement roide, qu'elle ne devait ordinairement �tre pratiqu�e que par les ch�vres des montagnes et les grosses-cornes. Mais si difficultueux que f�t le passage, il n'�tait pas impraticable pour des gens aussi bris�s aux exercices du corps que l'�taient nos aventuriers. Quand ils atteignirent le pied du cap, la nuit �tait venue. Au-dessus de leurs t�tes, ils entendaient les clameurs des Peaux-Rouges et la voix de Pad, qui exprimait en termes plus qu'�nergiques le d�sappointement qu'il �prouvait de la disparition de ses victimes. --Maintenant, capitaine, o� voulez-vous aller? demanda Nick en mettant le pied dans un canot amarr� � la base du rocher. Et comme ses chiens couch�s au fond de l'embarcation, grondaient sourdement: --Silence, Calamit�! silence, Infortune! ajouta-t-il d'un ton bas. --Mon intention, r�pondit Poignet-d'Acier, serait de remonter la rivi�re mais je ne la connais gu�re et les t�n�bres sont bien profondes. Demain, sinon ce soir, nous serons poursuivis. Il vaudrait peut-�tre mieux passer � l'autre rive. --Non, dit Nick. Ils croiront que vous vous �tes jet�s �!'eau. Mon opinion est qu'il faut refouler le courant sans bruit et gagner une �le, o� j'ai d�j� camp� plus d'une fois, � huit ou dix mille d'ici. Demain nous aviserons. Cela vous va-t-il, capitaine? --Je me confie � vous, mon brave trappeur. Mais par quel hasard... --Plus tard, capitaine, plus tard, je vous conterai �a. Embarquez. Jacques et Villefranche s'assirent dans le canot, lequel, habilement manoeuvr� par les trois chasseurs, fut bient�t hors de la port�e de Pad et de sa bande. --Et maintenant, dit alors Poignet-d'Acier, je vous �coute Nick Whiffles. Mais, avant, laissez-moi vous remercier du service... --Service, capitaine! Voil� un mot qui sonne toujours mal � mes oreilles. Si vous voulez que nous restions amis, ne parlez jamais de service � Nick Whiffles, oui bien, je le jure, votre serviteur! Vous savez qui vous a jou� le tour de ce soir? C'est ce chien de Pad avec cette vermine de Joe et une douzaine de Peaux-Rouges. Apr�s votre d�part, ils se sont lanc�s sur votre piste. Je m'en doutais, j'ai surveill� leurs mouvements. J'ignorais o� vous �tiez et je me tenais cach� derri�re le gros cap, quand la clart� de l'incendie m'a mis sur votre voie. C'est simple comme vous voyez, capitaine. --Merci, n�anmoins, ami Nick, merci de tout mon coeur. Mais l'Indienne Ouask�ma, qu'est-elle devenue? --Oh! elle, c'est une autre histoire, r�pondit le trappeur d'un ton contrari�.. Je n'ai pu tout � fait la tirer de la maudite petite difficult� o� vous l'aviez laiss�e. C'est ma faute, je suis une mule, � Dieu, oui! Il rapporta, non sans s'adresser force reproches, l'enl�vement de Ouask�ma par le Dompteur-de-Buffles. Nul obstacle nouveau ne g�na leur marche jusqu'� l'�le o� ils devaient passer la nuit. Le lendemain matin, apr�s un substantiel d�jeuner dont un cygne-trompette fit les frais, ils all�rent att�rir sur la rive septentrionale de la Caoulis. Villefranche, � qui le caract�re de Nick Whiffles plaisait proposa de l'associer � ses projets. Mais le trappeur �tait trop ind�pendant, trop amoureux de son libre arbitre pour se lier � une entreprise dont le r�sultat ne lui paraissait pas valoir les peines que co�terait l'ex�cution. Poignet-d'Acier fit miroiter sous ses yeux; l'or, les richesses, les plaisirs de la vie civilis�e, entretenue par une grande fortune. A toutes ses tentatives pour le s�duire, Nick r�pliqua par son son sourire moiti� narquois, moiti� s�rieux et en disant: --Non, non, capitaine, je ne suis pas fait pour ces sortes de jouissances. Je m'ennuierais dans les �tablissements comme une carpe sur le sable, � Dieu, oui! Fournissez-moi du gibier abondant, des p�ches copieuses; quelques vermines d'indiens ou d'Indiennes, de temps en temps, pour me distraire; le gazon pour matelas, le ciel pur pour �dredon, et je suis l'homme le plus heureux du monde. Mais vos villes, vos r�glements, vos conventions, toute la kyrielle de vos pr�jug�s, je n'en veux pas plus que d'une carcasse de bison. Nick Whiffles a �t� cr�� pour le d�sert, il y demeurera jusqu'� ce que le Grand Esprit daigne l'appeler sur ses territoires de chasse, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Votre philosophie est peut-�tre la plus saine, dit Villefranche d'un ton soucieux. --Bah! � chacun sa piste ici-bas, capitaine reprit ga�ment le trappeur. Donnez-moi la main; je vais aller voir ce que font nos Peaux-Rouges. Ils �chang�rent une poign�e de main. --Et toi, mon camarade? continua Nick en s'adressant � Jacques. --Avec plaisir, mon cousin, r�pondit le vieux serviteur en serrant cordialement les doigts du trappeur dons les siens. --Si vous aviez besoin du canot? s'enquit encore ce dernier. --Non, mon ami, non. Il vous sera plus utile qu'� nous, r�pondit Villefranche. --�a m'afflige pourtant, capitaine, de vous quitter comme �a, dit Nick avec un accent �mu. Je vous connaissais plut�t par entendre dire que par moi-m�me, et, sur ma parole, j'aimerais � voyager un peu avec vous. --Vous �tes un honn�te homme, Nick, r�pliqua gravement Poignet-d'Acier. Moi aussi je serais content de vous compter parmi les miens. Mais, je vous l'ai dit, je ne m'appartiens pas; j'appartiens � l'id�e dont je poursuis la r�alisation, l'affranchissement de mon pays, et tous ceux qui m'entourent sont tenus de m'ob�ir aveuglement. Ils l'ont jur� sur les Saints �vangiles! --Et voil� justement o� est la petite difficult�, s'�cria Nick. Si ce n'�tait pas cela, j'irais avec vous tant que �a vous conviendrait; puis, une fois que vous me trouveriez n�cessaire, comme une cinqui�me roue � une charrette, je vous �terais mon casque en vous disant: �Bonsoir, capitaine!� O Dieu, oui! Mais un serment, non, �a ne me va pas, �a ne peut pas m'aller. Bah! nous nous reverrons, n'est-ce pas, capitaine? En tout cas, si vous �tiez dans une diablesse de difficult�, n'oubliez pas que Nick Whiffles... La d�tonation d'une arme � feu lui coupa la parole. --Mal�diction! Jacques est bless�! s'�cria Villefranche en se pr�cipitant vers son domestique qui p�lissait et portait convulsivement la main � sa cuisse. CHAPITRE XVI PAUVRE JACQUES (Suite) Trois autres coups de fusil suivirent presque simultan�ment la premi�re d�tonation. Une balle vint s'enfoncer dans la crosse de la carabine de Nick Whiffles; une autre �rafla la poign�e du couteau de chasse de Villefranche; la troisi�me lui coupa une m�che de cheveux au-dessus de l'oreille. Infortune et Calamit� bondirent hors du canot, le poil h�riss�, les yeux flamboyants, en poussant des hurlements de fureur. --En bas de la c�te, jetez-vous en bas de la c�te, capitaine! cria Nick, ramassant � la h�te, la carabine que la violence du choc avait fait tomber de ses mains, et se retranchant derri�re une grosse roche erratique apport�e par les eaux sur le rivage. Il �tait environ cinq heures du matin. Les trois aventuriers se trouvaient sur la rive septentrionale de la branche m�ridionale de la Caoulis vers un de ces endroits appel�s ca�ons ou barranca, par les Espagnols et coul�es par les Canadiens-Fran�ais. Ils semblait que le lit primitif de la rivi�re e�t �t� dess�ch� apr�s une r�volution terrestre et transport� par cette m�me r�volution � quelques cents m�tres au del�. Maintenant, le premier lit formait une vall�e �troite dont le fond �tait tapiss� par un riche gazon tout �maill� de petits oeillets roses, d'helianth�mes et de lupin bleu, mais dont la cr�te, vers le nouveau cours d'eau, �tait aride, caillouteuse, h�riss�e de ronces et d'�pines. L'autre bord, au contraire, celui qui regardait la plaine, ondulait doucement en verte prairie, parquet�e de fleurs aussi embaum�es que brillantes et fuyait, par molles boursouflures, plant�es de tulipiers, de tamaracks ou de magnolias, jusqu'aux bornes de l'horizon. --Ici, mes chiens! allez-vous pas vous faire assassiner comme des brutes par ces carcajoux? Nick, tandis que Villefranche aidait Jacques � s'asseoir � quelques pas du trappeur sur la d�clivit� de la coul�e. --Ce n'est rien, monsieur, une �gratignure disait le vieux domestique. --Voyons �a, voyons �a, dit Poignet-d'Acier. --�a n'en vaut pas la peine, monsieur. La balle n'a fait qu'effleurer la cuisse. --N'importe. Je veux panser ta blessure. Et Villefranche, d�chira le pantalon de Jacques. Le plomb, en effet, n'avait pas p�n�tr� � l'int�rieur du membre. Il avait labour� horizontalement les chairs, et, quoique le sang coul�t assez abondamment, il ne paraissait pas qu'il e�t l�s� un organe important. Heureusement nous en serons quittes pour la peur, mon pauvre camarade! dit Poignet-d'Acier apr�s un examen attentif de la plaie. --Attrape, vermine! s'�cria � cet instant Nick du haut de son poste.. En m�me temps l'on entendit le retentissement de sa longue carabine. --Les apercevez-vous? demanda Poignet-d'Acier qui avait pris dans son �tui et appliquait sur la cuisse de Jacques un bandage enduit d'un baume particulier, pour arr�ter l'effusion du sang et cicatriser la blessure. --Si je les aper�ois, capitaine!... C'est-�-dire non, je ne les aper�ois plus. Le seul que j'aie aper�u d�brouille maintenant ses comptes chef mon parrain[20], oui bien, je le jure, votre serviteur! r�pliqua Nick Whiffles de son ton goguenard. [Note 20: On sait que les Anglais appellent souvent le diable old Nick.] --Ce sont des Peaux-Rouges, n'est-ce pas? continua Villefranche. --Celui que je viens de d�p�cher au diable est un Peau-Rouge. Quant � ses compagnons... Ah! je distingue un blanc. C'est ce sc�l�rat de Joe... Je m'en doutais... Ne bougez pas, capitaine, r�pliqua Nick faisant, avec, la paume de sa main gauche, signe Poignet-d'Acier de ne pas approcher. Celui-ci, qui avait achev� son pansement, se pr�parait � rejoindre le trappeur. --O� sont-ils donc? interrogea-t-il en s'allongeant sur la pente du canon, son fusil en avant. --Dans un �lot, � cent verges d'ici. Je ne vois plus Joe � pr�sent; il s'est cach� dans une touffe d'oseraie, avec Pad, sans doute. Qu'il montre un peu sa tignasse et Nick Whiffles lui plombera les dents, � Dieu! oui. --Comment tu trouves-tu? dit Villefranche � Jacques. --Assez bien pour vous donner un coup de main, monsieur, r�pliqua-t-il en se tournant sur le ventre et rampant jusqu'� la hauteur de son ma�tre. --Penses-tu que tu pourras marcher? --Que oui, monsieur, que oui; car, � l'exception d'un fourmillement le long de la cuisse, je me sens aussi ingambe qu'avant l'accident. --Tenez-vous tranquilles! dit Nick qui, apr�s avoir recharg� sa carabine, �tendu sur le dos, pour ne pas se d�couvrir aux ennemis, s'�tait remis en position et fouillait du regard un massif d'osiers et de saules, bordant une petite �le distante d'environ cent pas de la rive. Pendant cinq minutes il y eut un silence profond, troubl� seulement par le fr�missement de la brise matinale dans le feuillage et le clapotis des eaux sur la gr�ve. Tout � coup le cri aigu d'une orfraie d�chira l'espace. Il �tait assez �loign� et semblait partir de l'autre c�t� de la rivi�re. Deux autres cris, semblables au premier, mais plus rapproch�s, lui r�pondirent. --Les bandits qui s'appellent! exclama Nick. Je ne me suis pas tromp�. C'est Pad et Joe qui sont dans l'�le. Leur bande est encore sur l'autre bord. Nous avons de la chance. Si l'un de ces deux coquins tendait donc le bec! �a commence � me tarabuster de rester ainsi immobile comme un colima�on dans sa coquille. --Combien m'avez-vous dit qu'ils �taient en tout? s'enquit Villefranche. --Une quinzaine au plus, capitaine. --Alors nous ne saurions r�sister. Il vaut mieux, � mon avis, nous glisser tous les trois dans la coul�e et filer au plus vite, car les deux bandes vont se rejoindre et elles nous �craseront par le nombre. --Fuir devant ces reptiles quand nous avons de la poudre et des balles! Je ne vous reconnais plus, capitaine, � Dieu, non! r�pliqua Nick surpris. Est-ce que vous ne pourriez pas creuser, avec votre couteau, un trou dans lequel vous et votre engag� vous vous mettriez en embuscade comme moi? A nous trois, nous viendrions facilement � bout de cette clique? --Et s'ils �taient renforc�s par un autre parti de la Compagnie? objecta Villefranche. --Je n'y songeais pas, capitaine, et vous pourriez bien avoir raison, r�pondit le trappeur en hochant la t�te. --Voici mon plan, reprit Villefranche. Tenez-vous toujours au guet. Je descendrai dans le ca�on ou je couperai trois branches d'arbres. Nous les planterons derri�re votre roche en les surmontant de nos chapeaux. Puis nous d�talerons. --Compris, capitaine, compris; oui bien, je le jure, votre serviteur! Les vermines ont assez peur de nous deux pour tirer pendant une heure sur nos casques avant d'oser aborder. De nouveau, la plainte lugubre dune orfraie s'�leva par del� l'�lot, et de nouveau il fut r�pliqu�, en �cho, du sein des oseraies. Mais, � ce moment, Nick Whiffles affermit sa carabine contre son �paule, mira une second, pressa la d�tente et le coup partit. Un corps humain sauta en l'air et retomba dans la Caoulis. Deux petits jets de fum�e, deux �clairs, une double d�tonation jaillirent aussit�t et une ar�te de la roche qui abritait Nick, frapp�e de deux balles, fut bris�e en fragments qui s'�parpill�rent sur sa chemise de chasse. --Ne dirait-on pas que, pour me punir de leur maladresse, ces chats sauvages ont envie de m'aveugler? s'�cria-t-il plaisamment. Il parait, cependant, que Pad et Joe ne sont pas seuls dans l'�le, car voici encore un nigaud d'Indien d�barrass� des maudites petites difficult�s de ce monde. --Vous n'�tes pas bless�, au moins? lui dit Villefranche. --Bless�, moi! Qui est-ce qui a jamais bless�, Nick Whiffles? --Bon, je cours chercher les branchages. --Allons, dit le trappeur � ses chiens, en leur Indiquant le fond de la coul�e, en avant, vous autres! Infortune et Calamit� s'�lanc�rent � la suite de Villefranche, en se tenant, avec un instinct merveilleux, dans la ligne que couvrait la roche. Poignet-d'Acier revint bient�t avec trois rameaux. Il les tendit � Nick, qui les ficha en terre, derri�re son rempart improvis�, et les coiffa de son casque de loutre et des chapeaux de Villefranche et de Jacques, de fa�on qu'au loin on pouvait s'imaginer que les trois aventuriers �taient couch�s derri�re la pierre. Ensuite, il gagna le versant de la c�te � reculons, et, cinq minutes apr�s, il arpentait � grands pas, la coul�e avec, ses deux compagnons. Plusieurs coups de fusil, tir�s successivement au-dessus du ca�on, leur apprirent que le stratag�me avait r�ussi. Quoiqu'il souffrit vivement de sa blessure, Jacques marchait sans se plaindre. Vers midi, on s'arr�ta pour se restaurer. Les d�bris du cygne que Nick avait emport�s dans sa carnassi�re et quelques gorg�es d'eau coup�e de tafia compos�rent le repas, puis les trois chasseurs se remirent en route. Poignet-d'Acier remarquait avec satisfaction que la coul�e s'enfon�ait dans les terres; et, quoique ses bords devinssent de plus en plus escarp�s, et fussent form�s, le plus souvent, par des rochers � pic infranchissables, il se flattait de trouver, vers la tomb�e de la nuit, un passage qui le conduirait ais�ment au sommet, soit � gauche, soit � droite. Son but �tait de camper sur une hauteur, derri�re des broussailles, afin de pouvoir surveiller les mouvements de leurs ennemis, si, comme il �tait probable, ils les avaient poursuivis dans le ca�on. Mais la nuit arriva sans qu'il d�couvrit le passage. La gorge se creusait davantage; ses murailles s'enhaussaient de chaque c�t�; elles avaient plusieurs centaines de pieds d'�l�vation. On e�t dit tant�t que l'�norme fissure, qui les s�parait, avait �t� tranch�e, d'un seul coup, dans le roc vif, et tant�t qu'elle avait �t� lac�r�e par la main de quelque sombre g�nie, dans un moment de fureur. Parfois aussi un torrent fougueux rayait de vif-argent ces falaises noir�tres et tombait dans la barranca avec des rugissements formidables. Le vacarme �tait tel que les voyageurs n'entendaient plus le son de leurs voix. Parfois encore le pr�cipice se fermait presque par en haut; l'on n'apercevait plus qu'un �troit ruban de ciel bleu, large de quelques pieds � peine, et il fallait avancer dans l'obscurit� sous des masses de granit surplombant et dont des quartiers �normes, d�tach�s de la vo�te, obstruaient �� et l� la voie, comme pour pr�venir nos aventuriers que la mort les mena�ait � chaque pas. Ils ne causaient qu'� de rares intervalles. Villefranche �tait soucieux; il songeait au but de son exp�dition Jacques �tait tourment� par la fi�vre. Nick Whiffles lui-m�me semblait avoir perdu la meilleure partie de sa jovialit� habituelle. Il se contentait de siffloter l'air national des Am�ricains: Yankee Doodle sur un ton impossible, et d'interpeller de temps en temps ses chiens. Vers neuf heures, Poignet-d'Acier renon�a � l'espoir de rencontrer l'issue qu'il d�sirait tant. Ils �taient parvenus � l'extr�mit� d'un des souterrains dont je viens de parler, et les t�n�bres avaient d�j� une intensit� qui ne permettait plus de cheminer sans p�ril, car la route �tait intercept�e, en plusieurs points, par des fondri�res d'une profondeur incalculable. --Nous allons camper ici, dit le capitaine, en d�signant une sorte de niche form�e par le retrait de la roche. Avec quelques pierres entass�es les unes sur les autres, devant nous, les Indiens ne nous d�couvriront pas, s'ils ont continu� leur poursuite jusqu'� cette heure. --Ma foi, �a m'arrange, capitaine, dit Nick, car mon estomac est ouvert � deux battants, et j'ai l�, dans notre sac, ce porc-�pic que les chiens ont pris tant�t, qui doit s'ennuyer de n'avoir pas senti encore en air de feu. --Du feu! y pensez-vous? Un vieux trappeur comme vous ignore-t-il que la moindre clart�...? --C'est vrai, capitaine. Ours et buffles! je l'avais oubli�. C'est bien le cas de dire que la faim, est mauvaise conseill�re; � Dieu, oui! Il faut avouer pourtant que je mangerais volontiers on morceau de cette b�te. --Ce sera pour notre d�jeuner, ami Nick. Demain nous trouverons probablement le loisir et le lieu pour la faire cuire. D'ailleurs, dans le jour, un petit feu nous trahira moins que la nuit. Ce soir, nous souperons avec ces c�nes d'arbre � pain que j'ai ramass�s dans la coul�e. Mais toi, mon pauvre Jacques, commet Vas-tu? ajouta-t-il en se tournant vers son domestique. Le vieillard, surmontant les douleurs qu'il endurait, r�pondit d'une voix presque assur�e: --Oh! beaucoup mieux; merci, monsieur, vous �tes bien bon de vous occuper de moi. --Et de qui donc m'occuperais-je, sinon de toi? r�pondit Villefranche avec un accent de doux reproche. --Le fait est, capitaine, que vous avez l� un digne engag�, et, malgr� son �ge, plus courageux que ces blancs-becs qui font les fanfarons dans les forts de la Compagnie, observa Nick en tirant de son carnier un porc-�pic �ventra et dont il distribua les entrailles � ses chiens. Apr�s ce, le brave trappeur s'assit, d�boucha sa gourde, avala philosophiquement une raisonnable quantit� de whiskey et tendit le flacon � Jacques. --Bois une gobe, mon cousin, �a te rafra�chira le sang, lui dit-il. Mais le domestique refusa. --Ah! je comprends ce que c'est reprit Nick. Nous avons un peu de fi�vre. Une tasse d'eau de source nous irait mieux qu'un coup d'eau de feu. Eh bien! attends un petit brin, mon cousin, je m'en vas t'en alter chercher. --Non, non, dit Jacques, tu es trop fatigu�, mon fr�re. --Fatigu�! Ah! la bonne histoire! Nick Whiffles fatigu�; je d�fie qui que ce soit de dire qu'il a jamais vu Nick Whiffles fatigu�, oui bien, je le jure, votre serviteur! Debout Calamit�! nez au vent, Infortune! et d�terrez-moi une belle eau fra�che. L�-dessus, il partit aussi hardiment que si le soleil l'e�t �clair� de ses rayons, aussi gaiement que s'il e�t fait un bon souper arros� de liqueurs g�n�reuses. Jacques su�a quelques baies sauvages et s'�tendit sur le sol, o� il ne tarda pas � s'assoupir. Villefranche, assis contre un quartier de roche, son fusil entre les jambes, monta la garde. Au bout d'une heure, Nick Whiffles reparut. Malgr� son amour pour le whiskey, il avait vid� sa gourde, afin de la remplir d'eau qu'il destinait � Jacques. L'honn�te chasseur avait eu mille peines � se procurer cette eau. Mais enfin il s'�tait, comme il disait, tir� d'un tas de maudites difficult�s et avait r�ussi dans son entreprise. Le vieux serviteur, agit� par un violent acc�s de fi�vre, s'�veilla au moment o� Nick arrivait. Il but avec avidit� et se rendormit. Poignet-d'Acier et Whiffles, apr�s avoir caus� un instant, s'�tendirent c�te de lui, et se livr�rent paisiblement au sommeil, assur�s que la vigilance des deux chiens les mettait l'abri de toute surprise. La nuit se passa sans alerte. Le lendemain, aux premi�res lueurs de l'aurore, Poignet-d'Acier leva l'appareil qu'il avait mis sur la blessure de Jacques. En l'�tudiant, il remarqua avec inqui�tude que les l�vres se gonflaient et prenaient une teinte s�reuse, verd�tre. N�anmoins, il dissimula son anxi�t�; il lava la plaie avec soin et posa un nouveau bandage. Du reste, Jacques se pr�tendait beaucoup mieux que la veille. On alluma du feu pour cuire le porc-�pic, et, le d�jeuner termin�, les fugitifs firent dispara�tre les traces du foyer et reprirent leur marche. Elle dura jusque dans l'apr�s-midi. Le ca�on offrait les m�mes accidents de terrain que le jour pr�c�dent. Seulement, au lieu de se diriger toujours vers le Nord, il d�crivait une courbe et replongeait vers le Sud, c'est-�-dire du c�te de la rivi�re Caoulis. D'ailleurs, nulle part, un point o� l'escalade f�t possible. Pour sortir de cette affreuse passe, il e�t fallu des ailes. La chaleur, dans le gouffre, �tait accablante; Jacques, �puis� de souffrances et de fatigues. Plusieurs fois, Villefranche avait voulu faire halte pour qu'il se repos�t; mais toujours l'intr�pide vieillard s'y �tait refus�. Cependant, comme le soleil se penchait � l'horizon, ses forces l'abandonn�rent et il tomba sur le sol. --Tu ne m'aimes pas, Jacques, lui dit Poignet-d'Acier; sans cela tu m'aurais �cout� et nous nous serions arr�t�s plus t�t. --Mais, monsieur, je ne suis pas malade, balbutia le serviteur d'une voix affaiblie; c'est cette vilaine jambe qui boude le service. --Bois quelques gouttes de ce cordial, reprit Villefranche en lui mettant dans la main une petite fiole qu'il avait extraite de son �tui de fer-blanc. Ensuite il dit � Nick: --Si les Indiens ne sont pas � nos trousses, nous coucherons ici. Mais il faut en avoir la certitude. Aussi, mon camarade, vous rebrousserez chemin avec vos chiens jusqu'� deux ou trois milles, et moi j'irai en avant, car je pr�sume que le d�bouch� de la coul�e n'est pas bien loin d'ici. Jacques sommeillera pendant ce temps-l�. C'�tait une mesure de prudence trop sage pour que le trappeur s'y oppos�t. Ils partirent donc, chacun dans un sens diff�rent. Avant la chute du cr�puscule, ils �taient de retour; et tous deux rapportaient de mauvaises nouvelles. Nick Whiffles avait aper�u dans le ca�on une fum�e, indice manifeste de la pr�sence de leurs ennemis, et Poignet-d'Acier n'avait pas �t� m�diocrement contrari� en d�couvrant, apr�s une demi-heure de marche, que la coul�e aboutissait brusquement � la Caoulis, devant un �let o� il avait aussi distingu� la fum�e de plusieurs feux. --Quelle est la forme de cet �let? demanda Nick en recevant la communication. --Il m'a paru avoir la figure d'un triangle. --Est-ce que, de chaque c�t� du ca�on, il n'y a pas de grands c�dres rouges? --Oui, et la roche est bleu�tre. --C'est cela, c'est cela, pardieu! j'aurais d� m'en douter, s'�cria le trappeur en se frappant le front. --Vous connaissez donc... --Si je le connais! Y a-t-il dans tout le Nord-Ouest une motte de terre que Nick Whiffles ne connaisse pas? Savez-vous ce que nous avons fait, capitaine? Eh bien! nous avons us� les cailloux pendant deux jours, pour faire dix milles, car nous sommes dix milles � peine de la place on nous �tions hier matin. Le maudit ca�on m'a blous� par ses diables de tours et d�tours, � Dieu, oui! --En tous cas, nous voici pris entre deux partis de sauvages. La bande s'est divis�e pour mieux nous arr�ter. --De vrai, nous sommes dans une damn�e petite difficult�, r�pliqua Nick en m�chonnant laborieusement sa chique, ce qui chez lui d�notait une vive pr�occupation. Si nous n'�tions que nous deux, et m�me si notre camarade n'�tait pas dans ce triste �tat, �a ne serait pas la mer � boire que de sortir de ce gu�pier, marmotta-t-il, avec un regard compatissant � Jacques qui se d�sesp�rait du retard que sa blessure apportait leur fuite. --Sauvez-vous, monsieur, et laissez-moi. Aussi bien, je n'en reviendrai pas! cria-t-il � Villefranche. --Le plus souvent, qu'on t'abandonnera � ces reptiles venimeux, mon cousin, intervint brusquement Nick. Mais je suis b�te comme un opossum. Capitaine, est-ce que vous n'avez pas une scie dans votre �tui � malice? Poignet-d'Acier ayant r�pondu affirmativement. --Eh bien! reprit Nick, nous allons rire. Vous m'avez dit que l'�le �tait ovale... --Triangulaire. --Triangulaire, capitaine; ovale, triangulaire, ne fait rien, au reste. Elle me conna�t, cette �le. C'est moi qui l'ai descendue, il y a huit jours, avec Jean-le-Bon. Nous revenions de trapper au mont Sainte-H�l�ne. Nos canots s'�taient perdus. Nous avons remont� l'�le qui se promenait sur la rivi�re, et, ma foi, nous nous en sommes servis comme d'un bateau, jusqu'� la gueule de la coul�e. Arriv�s l�, un peuplier s'est cass�, est tomb� � l'eau et a arr�t� notre embarcation. Comme la prairie avait l'air d'�tre giboyeuse, nous avons aussi stop� pour chasser... --Mais, interrompit. Villefranche, elle doit �tre � cette heure occup�e par des Peaux-Rouges. --C'est bien ainsi que je l'entends, � Dieu, oui! D�s qu'il fera noir, je prendrai votre scie, me glisserai dans l'eau et, demain matin, les vermines s'�veilleront � douze ou quinze milles d'ici. Passage gratis, capitaine; j'esp�re que j'aurai droit � leur reconnaissance, oui bien, je le jure, votre serviteur! L'explication du trappeur, tout �trange qu'elle puisse para�tre, ne surprit pas Villefranche, car il savait que les fleuves de l'Am�rique charrient souvent des �les consid�rables, que le courant pousse �a et l�, jusqu'� ce qu'un barrage ou un bas-fond s'oppose � sa marche. Les �les sont form�es, tant�t par des arbres que le vent a renvers�s dans l'eau et qui se sont accumul�s les uns contre les autres, puis, en se pourrissant, ont donn� naissance � la v�g�tation, et tant�t par des lambeaux de terrains que des inondations ou la violence des torrents ont insensiblement d�tach�s de la terre ferme et finalement emport�s aux caprices des flots. On les nomme, pour cette raison, des flottantes. Il en est qui embrassent un mille et m�me plus de superficie. --Est-ce d�cid�? demanda Nick en voyant que Poignet-d'Acier r�fl�chissait. --Oui, et je vous accompagnerai, r�pondit-il. --Oh! pour cela, non, non, non! j'ai dit non, capitaine. Il faut que quelqu'un veille ici; ce quelqu'un ce sera vous. Villefranche essaya de nouvelles objections. Nick Whiffles fit la sourde oreille. Avec deux pins rabougris, qui avaient cr� dans les fissures de la roche, ils dress�rent, � la h�te, une civi�re, y �tablirent Jacques et le transport�rent � une lieue environ au del�. Les ombres de la nuit s'�pandaient alors sur le district de la Colombie. On entendait gronder les eaux de la Caoulis � une faible distance. Les deux chasseurs d�pos�rent leur fardeau sur gazon et s'avanc�rent en silence vers la rivi�re. A droite et � gauche, les cr�tes du ca�on �taient toujours perpendiculaires. Pour sortir du pr�cipice, surtout la nuit, il fallait n�cessairement traverser le murs d'eau. Mais une �le dont la masse, d'un noir imp�n�trable, estompait plus vigoureusement les t�n�bres, � deux ou trois cents m�tres du rivage, barrait le passage. --Votre scie, capitaine! dit Nick � voix basse, en pla�ant sa carabine et ses pistolets sur la berge. --Soyez prudent, recommanda Poignet-d'Acier, lui remettant une petite scie d'un pied de long qu'il avait dans son �tui. Sans se d�shabiller et sans faire le plus l�ger bruit, le trappeur avait d�j� plong� sous l'eau. Une demi-heure s'�coula, une demi-heure de p�nible attente pour Villefranche, qui, accoud� � la roche songeait aux terribles vicissitudes de son existence. Des bouff�es d'air plus vif, en lui cinglant tout � coup le visage, lui firent lever les yeux. La masse opaque semblait s'�tre fondue dans la p�nombre g�n�rale, et le rayon visuel n'�tait plus born�, en avant, que par le firmament et l'onde. --Ouf! encore une maudite petite difficult� de moins pour votre serviteur! s'�cria all�grement Nick Whiffles en �mergeant de la rivi�re. �a n'a pas �t� facile de s'en tirer, � Dieu non! A bas, Calamit� Chut, Infortune! fit-il � ses chiens qui gambadaient et grondaient de plaisir autour de lui. Je vous disais donc, capitaine, que je ne pouvais retrouver mon peuplier. Ils �taient bien une dizaine de Peaux-Rouges dans l'�le, couch�s comme des veaux sur la liti�re, ronflant comme des grenouilles dans un marais. Mais votre scie est fameuse, capitaine! En deux tours de mains l'arbre �tait en deux, et l'�le s'en allait bellement � vau l'eau. Vont-ils faire une dr�le de mine en s'�veillant demain, les coquins! Je voudrais, ma foi, bien assister � leur petit lever, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Ah! vous �tes un rude compagnon, aussi intelligent que r�solu, dit Villefranche. Et il lui serra chaleureusement la main. --Merci du compliment, Poignet-d'Acier, r�pondit Nick lui rendant son �treinte; d'un homme comme vous il m'honore. Mais nous n'avons pas fini. Avez-vous, une corde? --J'ai les brides de nos chevaux. --Bon, alors, tr�s-bon, car je craignais... --Qu'en voulez-vous faire? --Vous allez voir, capitaine. La rivi�re a un demi-mille de large. Il faut, � toute force, la traverser maintenant; et votre domestique... --Oh! je le porterai sur mon dos, dit Villefranche d'un ton d�gag�. --Vous en seriez capable. Mais j'ai un meilleur moyen. Nous attacherons une bride au corps de Calamit� et d'Infortune, en laissant entre eux un intervalle de trois � quatre pieds. Notre bless� se placera milieu en se soutenant au cuir de la bride, et, comme cela, il passera aussi commod�ment que dans un canot. --L'id�e est ing�nieuse; mais vos chiens... --Mes chiens, capitaine, ils nous charrieraient tous les trois. Une fois, mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale... --Allons, ami Nick, � l'oeuvre! s'�cria Poignet-d'Acier, qui pr�voyait une histoire interminable. La bride fut ajust�e comme il avait �t� dit, sous le poitrail des deux m�tins, puis on les poussa � l'eau. Jacques se suspendit � la courroie entre Infortune et Calamit�. Nick et Villefranche se mirent � nager derri�re le singulier �quipage. La travers�e �tait hasardeuse, car il faisait une nuit fort obscure et la rivi�re roulait de grosses vagues; mais, gr�ce � l'�nergie des passagers et � la sagacit� des chiens, elle s'effectua heureusement. A l'inverse de la rive septentrionale, la rive sud de la Caoulis est presque plate. Apr�s avoir abord�, les fugitifs prirent le bless� sur leurs �paules et all�rent camper � un mille � l'int�rieur. Le jour suivant, ils r�solurent de remonter la Caoulis jusqu'� un gu�, connu de Nick Whiffles, et de la retraverser pour chercher un refuge dans l'une des cavernes qui trouvent, � chaque place, la base du mont Sainte-H�l�ne, g�ant isol� derri�re deux pitons de moindre hauteur et dont la t�te alti�re �talait superbement, � une courte distance, son panache de neiges �ternelles. Jacques �tait abattu, d�vor� par la fi�vre. En proc�dant au pansement, Villefranche s'aper�ut que la plaie devenait gangr�neuse. L'inflammation gagnait d�j� l'aine. A cette vue, Nick secoua la t�te en marmottant: --Le compte du pauvre diable est r�gl�! Cependant, Poignet-d'Acier conservait encore quelque espoir de le sauver. Qu'il p�t arriver � un lieu s�r, avant que le d�lire ne s'empar�t du malade, et peut-�tre, avec des soins et du repos, parviendrait-on � le gu�rir. Mais le salut de tous trois exigeait imp�rieusement qu'ils se remissent en route. On fabriqua un brancard, et Jacques fut port� par ses d�vou�s compagnons jusqu'� midi. Ils �taient, revenus sur le bord septentrional de la rivi�re, qu'ils avaient franchie presque � pied sec, et commen�aient � gravir les premi�res rampes de la montagne. Le soleil dardait � plomb ses fl�ches sur cette contr�e basaltique, aride, gris�tre et convulsionn�e comme sont les abords d'un crat�re. La petite caravane suivait une ravine profond�ment encaiss�e, o� se tordait tristement un mince filet d'eau, aliment� par la fonte des neiges sup�rieures. Tout � coup Nick s'arr�ta. --Capitaine, dit-il, voyez-vous ces empreintes fra�ches, sur la boue pr�s du ruisseau? Les Indiens �taient ici ce matin, et voici deux pieds tourn�s en dehors. Ce sont ceux d'un blanc... de Joe. Je ne me trompe pas. D�posons notre homme ici, sous une roche. Il faut que je sache ce que cela signifie, car dans cette fondri�re, on pourrait nous assommer comme des lapins au g�te. --Vous avez, raison, r�pliqua Poignet-d'Acier. Ils plac�rent le bless� dans une sorte de grotte, ombrag�e par un acacia, tout pr�s du ruisseau; Villefranche s'assit � son c�t�, et Nick, sa carabine � la main, grimpa lestement le talus du pr�cipice et disparut au sommet. --Jacques, appela Villefranche en prenant la main de son vieux serviteur. Mais celui-ci ne l'entendait plus. Une congestion c�r�brale s'�tait empar�e de lui. Il parlait de femme s�duite et tu�e, de petits-enfants de son ma�tre, d'Alfred et de Mariette, d'un scapulaire qu'il leur avait attach� au cou pour qu'un jour ils pussent �tre reconnus. --Car, s'�criait-il, il est bon, M. Villefranche,... vous le savez bien, vous... Il retournera vers ces chers enfants de sa fille, et il les aimera comme Jacques les aime. Je vous le garantis... Il veut bien donner une pension � Alfred, pourquoi n'en donnerait-il pas une � Mariette?... Pourquoi? parce qu'elle est fille et qu'il n'aime pas les femmes, depuis la triste affaire de madame et de mademoiselle Ad�le... Elle �tait bien belle, mademoiselle Ad�le... Est-ce que vous l'avez vue? C'est comme madame... une brave dame... J'entends sonner des glas... On va l'enterrer... Monsieur l'a tu�e. Je vous dis qu'il l'a tu�e! Et il a bien fait... n'est-ce pas?... Cet Hermisson avait tromp� mademoiselle Ad�le... A la claire fontaine, M'en allant promener, Je trouvai l'eau si belle, Que... --Oh�! qui est-ce qui vient ici?... Bonjour, petite Merellum...--Veux-tu un g�teau de ma�s, mon enfant?... Les Indiens, monsieur, ils ont d�camp�... Les voyez-vous?... Je ne suis pas bless�. Non, monsieur... non... Il continua de divaguer ainsi jusqu'� cinq heures du soir. Puis le r�le commen�a; � six heures, le brave serviteur rendit son �me � Dieu. Villefranche, qui avait suivi cette agonie avec des angoisses poignantes, quoique son visage demeur�t impassible, Villefranche sentit alors une larme sous sa paupi�re. --Je n'avais qu'une faiblesse, mon affection pour ce pauvre vieillard; la voil� morte avec lui, murmura-t-il; mais il me reste une grande passion, ma haine pour l'Angleterre; � nous deux maintenant! Un moment apr�s, il ajouta: --Je ne veux pourtant pas abandonner son cadavre aux Indiens ou aux b�tes fauves. Je vais l'enterrer. Il chercha un endroit o� le sol f�t assez mou pour y creuser une fosse, et, croyant l'avoir trouv�, il se mit � fouiller la terre avec son couteau. Mais, soudain, la lame s'�moussa contre un corps dur. Poignet-d'Acier enfon�a sa main dans le trou pour en extraire l'objet qui avait arr�t� son instrument. C'�tait un caillou ovoide, rugueux, tout constell� de paillettes jaunes, qui �tincelaient aux rayons du soleil, malgr� la fange dont il �tait souill�. La main frissonnante, le coeur palpitant, le front baign� de sueur, Poignet d'Acier l'approcha de ses yeux grands ouverts. --De l'or! une mine d'or! Je suis sur une mine d'or! s'�cria-t-il avec un accent impossible � traduire, en tressaillant de tous ses membres. CHAPITRE XVII LE ROI DES MUSTANGS Nick Whiffles ne s'�tait malheureusement pas tromp�! Les empreintes qu'il avait observ�es au bord du ruisseau �taient bien celles de Joe et d'une partie de la bande qui les poursuivait. Apr�s avoir constat� l'insucc�s de leurs tentatives pour br�ler Poignet-d'Acier, Pad et son complice crurent d'abord qu'ils �taient tomb�s ou s'�taient jet�s dans la rivi�re, car la fum�e de l'incendie et le cr�puscule les avaient emp�ch�s de remarquer la fuite leurs victimes. Mais, le lendemain matin, l'Irlandais, ayant examin� attentivement les lieux, d�couvrit les traces qu'ils avaient laiss�es sur le sentier et les suivit jusqu'au rivage. Il �tait trop familier avec les habitudes du Nord-Ouest pour ne pas reconna�tre les impressions. --By the Holy Virgin! ce flibustier d'enfer nous a �chapp�! maugr�a-t-il entre ses dents. Mais il n'ira pas loin, ou je veux perdre mon nom. --Par le tonnerre! il n'�tait pas seul avec son engag�, ajouta Joe; voici un troisi�me pas, qui rappelle � s'y m�prendre, les larges mocassins de Nick Whiffles. --Eh! je le vois depuis longtemps! nous ferons d'une pierre deux coups, reprit Pad avec un d�pit mal d�guis�. --Mon fr�re, voici venir des canots � l'ouest, lui cria un des Peaux-Rouges du haut du cap. --Des canots � l'ouest! r�pliqua l'Irlandais �tonn�. --Ils sont deux fois cinq, dit l'Indien. --Alors ce sont des renforts qui nous arrivent du poste; tant mieux, by Jesus-Christ! Et il s'empressa de retourner avec Joe sur le promontoire. C'�tait effectivement une nouvelle troupe d'employ�s de la Compagnie de la baie d'Hudson et d'Indiens, que le chef du fort Caoulis avait, en rentrant � la factorerie, d�p�ch�e � la poursuite de Poignet-d'Acier. Les deux partis furent places sous le commandement de Pad, qui d�cida qu'un d�tachement traverserait la Caoulis, et remonterait la rive septentrionale, que l'autre longerait le bord oppos�, tandis que Joe, deux Peaux-Rouges et lui exploreraient les �les. De cette mani�re, il n'�tait gu�re possible que les fugitifs parvinssent � se soustraire longtemps � leurs adversaires. Si les gens qui c�toyaient la partie nord de la rivi�re n'avaient �t� arr�t�es par un portage [21] de plusieurs milles, le plan de l'Irlandais n'e�t que trop bien r�ussi. Mais, au lieu de se maintenir en ligne avec ceux qui avan�aient de l'autre c�t� ceux-ci rest�rent deux heures en retard, et c'est pourquoi Pad et Joe, apr�s avoir surpris Villefranche et bless� Jacques, au moment o� Nick Whiffles leur faisait ses adieux, demeur�rent cach�s, avec deux Indiens, dans l'�le d'o� ils avaient tir�. [Note 21: Voir la _Huronne_.] Ils attendaient leurs auxiliaires et leurs auxiliaires ne se montraient pas. Pad les appela en imitant le cri de l'orfraie, signal convenu. On lui r�pondit, mais de la rive, m�ridionale seulement. Or, il y avait au moins un mille de distance entre cette rive et l'�lot, et le courant �tait si violent que la travers�e, en canot, exigeait pr�s d'une demi-heure. Nos francs trappeurs durent, en partie, leur salut � cette circonstance. --Ils sont en cage, nous les tenons, by the Holy Virgin! s'�cria Pad, lorsqu'apr�s avoir fusill� pendant un quart d'heure et mis en lambeaux leurs coiffures, puis les avoir crus morts, et s'�tre rendu avec une partie de son monde sur la cr�te du canon, il d�couvrit tour que Nick lui avait jou�. --Par le tonnerre! c'est comme tu le dis, appuya Joe. Nous irons avec une dizaine d'hommes les saluer au d�bouch� de la coul�e. --Pas toi, dit l'Irlandais; d�s que le reste de nos gens sera arriv�, tu leur feras la chasse dans cette gorge, et moi je monterai vers l'entr�e avec trois canots. Nous les prendrons entre deux feux. Ayant choisi les plus adroits tireurs de sa troupe, Pad s'�loigna. Il gagna promptement l'�le flottante, et comme elle lui paraissait aussi bien situ�e pour attaquer ses ennemis que pour ne pas s'exposer aux coups de la redoutable carabine de Poignet-d'Acier, il s'y mit en observation. Pendant ce temps, Joe p�n�trait dans la coul�e avec le reste de leurs forces. Le surlendemain, il arriva au bord de la Caoulis sans avoir pu rattraper les francs-trappeurs. Surpris de n'avoir pas rencontr� Pad, il doubla, en canot, le gros cap qui formait un des angles de la rivi�re et du ca�on, tourna � gauche et se porta droit vers le mont Sainte-H�l�ne, supposant, avec raison, que les fuyards y chercheraient un refuge s'ils r�ussissaient � tromper la vigilance de Pad. Dans la nuit pr�c�dente, celui-ci avait �t� �veill� en sursaut par un choc violent. C'�tait l'�lot qui, remis en libert� gr�ce � Nick Whiffles, venait de se heurter � un r�cif. L'Irlandais comprit imm�diatement qu'il avait manqu� son coup, et que Poignet-d'Acier lui damait le pion une fois de plus. Il se leva en jurant, sauta en canot avec ses hommes, passa la rivi�re et se dirigea aussi vers le mont Sainte-H�l�ne. Au point du jour, tomba sur la piste des francs-trappeurs. A midi, traversait le gu� qu'ils avaient franchi dans la matin�e, et, � trois heures, il ralliait Joe, � un mille environ du ravin o� le pauvre Jacques terminait douloureusement son existence. En atteignant le sommet du pr�cipice, Nick Whiffles les aper�ut r�unis, avec vingt-cinq ou trente hommes, au pied de la montagne. Il e�t �t� absurde de vouloir lutter contre un pareil bataillon. --Les vermines ne scalperont pourtant pas l'engag� de Poignet-d'Acier! murmura le bon trappeur. Je m'en vas les �loigner d'ici et leur donner du fil retordre. Et, apr�s avoir longtemps r�fl�chi, Nick, qui s'�tait tapi � l'ombre d'un grand cactus, d�bucha tout � coup avec ses chiens. Quelques sauvages l'aper�urent et se mirent � pousser de grands cris. Bient�t une partie de la bande lui donna la chasse. Ce n'�tait pas l� l'affaire du trappeur. Il voulait entra�ner la troupe enti�re sur ses talons. Aussi, op�rant un d�tour derri�re quelques tron�ons de colonnes basaltiques, il se rapprocha de ceux qui �taient rest�s en place et paraissaient tenir conseil. Ceux-ci, en le voyant venir, suspendirent leur entretien et lui d�coch�rent des fl�ches. Mais ils �taient trop loin pour l'atteindre. Nick alors ajusta un Peau-Rouge et pressa la g�chette de sa carabine. Puis, s�r d'avoir frapp� � mort son homme, il partit � toutes jambes en s'�loignant toujours du ravin. Pad soup�onna une ruse, et, laissant aux plus avanc�s le soin de le poursuivre, commen�a, avec le gros de son parti, une minutieuse reconnaissance de la contr�e. Nick Whiffles qui grimpait, agile comme une antilope, la croupe du Sainte-H�l�ne, les vit marcher vers la fissure. C'�tait ce qu'il redoutait par dessus tout; mais il n'�tait plus en son pouvoir de les en emp�cher. Il n'avait m�me pas la facult� de pr�venir Poignet-d'Acier, car les Indiens le serraient de si pr�s qu'il n'avait pas encore eu le temps de recharger son arme. Une id�e traversa son cerveau, et, se tournant dans la direction de la fondri�re, il tira ses pistolets en l'air. Villefranche, qui n'avait pas entendu le premier coup de feu, � cause de l'abaissement du sol, fut frapp� par cette double d�tonation que r�verb�r�rent, � diverses reprises, les �chos de la montagne. En ce moment il tenait � la main la gangue aurif�re recueillie dans la fosse destin�e � Jacques. Il se h�ta de la fourrer dans sa poche, repoussa de la main, dans le trou une portion de la terre amoncel�e sur le bord, et saisit son fusil, en embrassant la ravine dans un regard rapide comme l'�clair. Il ne distingua rien qui p�t l'inqui�ter; mais des sons de pas nombreux arriv�rent � son oreille. Aussit�t, il ramassa quelques grosses pierres que trois hommes ordinaires n'auraient pu soulever et les pla�a devant la cavit� o� gisait le cadavre de son compagnon puis il gravit le versant de la fondri�re oppos� � celui par lequel Nick Whiffles avait pass�. Comme il arrivait � mi-hauteur, un meuglement retentit sur sa t�te. --Oli-Tahara! dit mentalement Villefranche en acc�l�rant sa marche. Et, presque au m�me instant, le bruit d'une vive fusillade et cinq on six balles qui ricoch�rent � ses c�t�s lui firent tourner les yeux. Alors il aper�ut une troupe d'hommes, peaux-rouges et visages-p�les, qui, �chelonn�s � deux cents pas au-dessous de lui, de l'autre c�t� du ravin, le visaient, ceux-ci avec des carabines, ceux-l� avec des arcs, tandis que l'un d'eux tombait inanim� dans le pr�cipice. Poignet-d'Acier redoubla de vitesse. En quelques secondes il fut au fa�te de la crevasse. Une gr�le de fl�ches l'accompagna. Les sauvages prof�raient des hurlements affreux, auxquels se m�laient, en assourdissante cacophonie, les mugissements d'un taureau. --Ici, mon fr�re! ici! cria une voix au capitaine: C'�tait Oli-Tahara, mont� sur son buffle blanc et d�chargeait, pour la deuxi�me fois, sa carabine sur les agresseurs. Deux bonds et Villefranche fut pr�s de lui. --Monte derri�re moi, mon fr�re, lui dit le m�tis. Le capitaine y �tait d�j�. Et Tonnerre partit avec la rapidit� du fluide dont on lui avait donn� le nom. Il courut, courut jusqu'� la nuit en contournant les gradins inf�rieurs du mont Sainte-H�l�ne et en d�crivant une courbe qui de l'est le ramenait insensiblement au nord. Le temps �tait devenu pesant; l'atmosph�re �tait charg�e d'�lectricit�. Des nuages lourds, aux reflets violac�s, se tra�naient p�niblement vers l'occident. Nulle brise ne flottait dans l'air; mais �� et l�, des effluves d'une chaleur intol�rable semblaient sourdre du sol et chassaient une fine poudre de gypse qui blanchissait tous les objets environnants. La foudre �clata avec tant de violence que les assises de montagne fr�mirent. Puis, comme la nuit baissait, de grands �clairs d�chir�rent le cr�puscule ainsi que d'�normes pi�ces d'artifices, et il s'�leva tout � coup, du sud-est, un vent furieux qui tordit, brisa, avec des acc�s de rage inou�e, les maigres acacias et les sapins ch�tifs cramponn�s aux fentes des roches. Cependant il ne tomba aucune goutte de pluie. C'�tait ce que les Canadiens-Fran�ais appellent une orage s�che. Depuis leur d�part, les deux cavaliers n'avaient pas �chang� une parole. Oli-Tahara s'�tait content� de stimuler l'ardeur de son buffle. Poignet-d'Acier �tait absorb� par la pens�e de l'or qu'il avait trouv�. Il e�t voulu �tre seul pour examiner la gangue qu'il serrait convulsivement dans sa poche avec la main gauche, tandis que, de l'autre, il se soutenait au m�tis qui conduisait leur monture. Apr�s quatre heures d'une course effr�n�e, Oli-Tahara suspendit l'allure de Tonnerre. La temp�te grondait toujours. Mais elle paraissait s'�loigner � mesure qu'ils se portaient vers le nord. --O� mon fr�re veut-il que je le m�ne? demanda soudain le m�tis. --Mon fr�re sait-il si on peut revenir, par le sud, au point o� il m'a pris? fit Poignet-d'Acier. --On le peut. --Eh bien! campons ici. Les gens de la Compagnie nous ont perdus de vue. Demain je retournerai l�-bas, rejoindre un compagnon que j'y ai laiss�. Mon fr�re sera libre d'aller o� ses affaires l'appellent. Je le remercie du service qu'il m'a rendu. --Mon fr�re m'avait sauv� la vie, nous sommes quittes, r�pliqua simplement le Bois-Br�l� en mettant pied � terre. Villefranche l'imita. --Voici, ajouta le premier, un sac � m�decine que la vierge clallome m'a donn� pour lui. Poignet-d'Acier sourit en recevant l'amulette confi�e par Ouask�ma au Dompteur-de-Buffles. --La jeune squaw est donc libre? dit-il. --Oli-Tahara l'a enlev�e � ses ennemis les visages-p�les. Et il a tu� son ravisseur, repartit fi�rement le m�tis. --Mon fr�re a tu� ce Chinook? --Il n'appartenait pas � la vaillante race des Chinouks. C'�tait un blanc nomm� Pad par les Visages-P�les, Double-Face par les Peaux-Rouges, parce qu'il se d�guisait. Je l'ai tu� comme il s'appr�tait tirer sur mon fr�re, ce soir, dans le ravin. Poignet-d'Acier se souvint alors de l'homme qu'il avait vu rouler dans la fondri�re. Il tendit la main au Bois-Br�l�. Celui-ci refusa ce gage d'amiti�. --Si la langue de mon fr�re est droite, dit-il, Oli-Tahara pressera sa main. A pr�sent, il ne lui doit plus rien. --Que mon fr�re parle, mes oreilles sont ouvertes? --Le coeur du chef blanc bat-il pour la vierge clallome? interrogea l'autre en essayant, malgr� l'obscurit�, de lire sur les traits du capitaine. --Son coeur ne bat point pour elle, r�pondit Villefranche d'un ton dont la franchise ne pouvait �tre suspect�e. --Alors, dit le m�tis, j'accepte la main de mon fr�re; je partagerai avec lui mon repas et ma couverte. La paix �tait conclue. Le Dompteur-de-Buffles mettait sans r�serve son d�vouement au service de Poignet-d'Acier. Ils mang�rent une tranche de saumon fum� et s'enroul�rent dans une robe de bison pour passer la nuit au lieu o� ils avaient fait halte. Le lendemain, Oli-Tahara dit � Villefranche: --Mon fr�re n'a pas de cheval; je lui en donnerai un avant que le soleil se penche du c�t� du grand lac sal�. Ayant appel� son buffle qui broutait des bourgeons d'arbustes le long d'un petit ruisseau, ils l'enfourch�rent et prirent une direction nord-ouest. De bonne heure ils atteignirent une vall�e immense, toute couverte de longues herbes qui ondulaient aux souffles du matin, comme les vagues de l'Oc�an. La verdure de ces herbes, brillant comme des �meraudes liquides aux rayons du soleil, leur agitation continuelle, produisaient de loin un mirage tel qu'on les e�t vraiment prises pour une mer houleuse. C'�tait ce que les trappeurs canadiens nomment une prairie mouvante. A droite, s'�tendait une cha�ne de collines ou plut�t de pitons, que dominaient, comme des peupliers dominent une rang�e de saules, les monts Sainte-H�l�ne, Rainier, et, compl�tement au nord, vis-�-vis du d�troit de Puget, le pic Baker, haut de dix mille sept cents pieds anglais. L'espace compris entre les deux premiers s'appelle plaine des Buttes. Il peut avoir deux cents milles de p�riph�rie, dont un tiers au moins occup� par des prairies mouvantes, born�es au nord par la rivi�re Rockland, au sud par le mont Sainte-H�l�ne, � l'ouest par les Buttes, et � l'est par les trois branches de la Eyakema. Sur le bord de cette rivi�re, panach�e de beaux acacias en fleurs, s'�talait un pr�, dont le gazon court et touffu regagnait graduellement en �l�vation, du c�t� des Buttes, les grandes herbes de la prairie mouvante. Ce pr� �tait � cinq ou six milles de nos cavaliers. Mais, comme je l'ai d�j� dit, l'air a une puret� et une transparence, telles, sur les hauts plateaux de l'Am�rique septentrionale, que la vue embrasse un horizon presque double de chez nous. Aussi, du sommet d'une �minence o� ils se trouvaient, les deux hommes distingu�rent-ils parfaitement une troupe d'animaux, paraissant gros comme des chiens, qui jouaient sur le pr�. --Les chevaux sauvages! s'�cria Poignet-d'Acier. --Mon fr�re a raison, dit Oli-Tahara; ce sont les chevaux sauvages. Que mon fr�re descende et m'attende ici! Villefranche ob�it. Le m�tis d�boucla la sangle retenait une couverte sur le dos de son buffle, et jeta couverte et sangle sur le gazon. D�barrassant aussi l'animal de la corde de ouatap qui lui servait de bride, il enroula autour de son bras gauche un lasso long de vingt � trente verges, et avec une habilet� qui laissait bien loin derri�re elle l'adresse de nos Franconi civilis�s, il se coucha tout de son long sur le c�t� droit du buffle. La partie sup�rieure de son corps �tait cach�e par l'�paisse crini�re noire de l'animal, laquelle il se soutenait de la main gauche; la croupe du taureau masquait le reste. Dans cette position g�nante, impossible � conserver par tout autre que par un indien, Oli-Tahara partit au petit trot de Tonnerre. Le buffle semblait comprendre l'intention de son ma�tre. Il poussa droit � la rivi�re. Arriv� � un demi-mile du troupeau, il ralentit son allure et se mit � pa�tre nonchalamment, en offrant toujours son flanc gauche aux chevaux et en s'en approchant insensiblement. La bande se composait d'une centaine d'individus, de petite taille, mais d'une beaut�, d'une gracieuset�, d'une harmonie de proportions dont le type arabe peut seul donner l'id�e. Ils appartenaient � l'esp�ce d�sign�e par les Mexicains sous le nom de mustangs, race qui descend, assure-t-on, des chevaux amen�s en Am�rique par les Espagnols, lors de la d�couverte de cet h�misph�re. J'avoue que cette affirmation de certains naturalistes n'a pas mon approbation et que la grande quantit� de chevaux que l'on rencontre dans le d�sert du Nouveau-Monde me parait plut�t provenir d'une race indig�ne, sinon pass�e d'Asie en Am�rique, par le d�troit de Behring, que de chevaux import�s d'Europe par les Hispano-Am�ricains, et qui se seraient ensuite �chapp�s pour aller vivre dans les solitudes. Quand la diff�rence totale de leur robe, de leurs allures et de leur port d'avec, la race maure, alors en usage chez les Espagnols, ne viendrait pas � l'appui de mon all�gation, le genre de vie des mustangs, dont chaque troupe marche disciplinairement,--le fait est av�r�,--sous les ordres d'un chef, suffirait, suivant moi, � prouver que les chevaux sauvages du Nouveau-Monde sont d'une esp�ce particuli�re, g�nuine, comme disent les Anglais, ou _sui generis_. Quoi qu'il en soit de cette digression, le troupeau pr�s duquel �tait arriv� Oli-Tahara r�unissait des chevaux de tout poil: gris, noirs, pommel�s, roux, bais, alezans, aub�res, rouans, isabelles, mirouettes, balzans; mais, � leur t�te, se faisait surtout remarquer un superbe animal, aussi blanc que la neige qui couvrait le mont Sainte-H�l�ne. Fi�rement camp� sur ses jarrets, la t�te haute, les oreilles droites, l'oeil rayonnant, les narines fumantes, la crini�re flottant en ondes �paisses sur son cou nerveux, hardiment d�coup�, le poitrail large, le corps souple, la queue longue, bien fournie, tant�t balayant mollement le sol et tant�t se redressant brusquement pour fouetter les mouches sur ses flancs, il �tait vraiment le roi de cette tribu hippique. A la vue du buffle, le cheval blanc poussa un hennissement. Tous ses sujets, qui caracolaient �� et l� sur le pr�, cess�rent leurs �bats et vinrent se ranger en ligne droite devant lui. Apr�s avoir examin� l'alignement avec un air d'orgueilleuse satisfaction, et s'�tre, en quelques bonds, transport� d'un bout � l'autre de la colonne, il envoya un second hennissement. L'escadron commen�a alors, avec une pr�cision toute militaire, ce qu'� l'arm�e on nomme une conversion. L'aile marchante �tait dirig�e sur le buffle. Oli-Tahara, qui avait devin� ce mouvement, fit un signe � sa monture. Celle-ci saisit le signe et rebroussa chemin vers la rivi�re. Aussit�t, le cheval blanc hennit une troisi�me fois. Ses subordonn�s suspendirent la conversion � moiti� du cercle. Il donna, de m�me un nouveau commandement: l'�volution recommen�a, mais dans un autre sens, l'aile marchante devenant pivot et r�ciproquement. Post� derri�re ses soldats, le singulier capitaine avait surveill� la manoeuvre. D�s qu'elle fut termin�e, il s'�lan�a vers le cheval de vol�e qui, ayant mal mesur� la courbe, avait fait fl�chir le pivot, et le frappa rudement des pieds de derri�re. Le fautif ne chercha pas m�me � se d�fendre. Mais, � sa mine basse, confuse, il �tait facile de voir qu'il �tait profond�ment humili� et repentant. Cependant le double man�ge avait ramen� les mustangs sur le bord de la rivi�re. Tonnerre n'�tait plus s�par� que de quelques pas de la t�te de leur colonne, c'est-�-dire du cheval puni, et ce dernier n'avait m�me raccourci son cercle que pour ne pas heurter le taureau auquel il ne se souciait probablement pas de se frotter, quoique sa pr�sence seule ne f�t pas suffisante pour l'intimider. La correction administr�e, le cheval blanc voulut revenir au front du bataillon. Pour cela, il lui fallait effleurer presque le buffle du m�tis. Sans h�siter, la noble cr�ature se mit au galop et s'avan�a vers lui. Oli-Tahara, qui s'�tait gliss� jusque sous le ventre du ruminant, attendait avec impatience une occasion favorable. Plus agile qu'une panth�re, il remonta subitement sur le dos de Tonnerre, et lan�a son lasso � l'encolure du mustang. L'animal, une seconde stup�fait piaffa, fit ensuite un saut en arri�re et d�tala � fond de train, avec des hennissements plaintifs, pendant que sa bande s'�parpillait �pouvant�e dans la plaine. Oli-Tahara le suivit, attach� comme un centaure � son buffle, qui, quelle que f�t la v�locit� du cheval, ne perdait pas un pouce de terrain. B�tes et cavalier disparurent bient�t derri�re un des monticules dont la prairie �tait parsem�e. D'abord, le mustang n'avait pas senti le noeud coulant jet� autour de son cou, Oli-Tahara ayant d�ploy� le lasso dans toute sa longueur. Et c'�tait un merveilleux spectacle, une sorte de f�erie, que de contempler cette course folle des deux monarques du d�sert, franchissant les espaces avec une �blouissante c�l�rit�. Mais quand, par le d�saccord du double mouvement, le noeud commen�a � se serrer, le cheval prof�ra un cri et se retourna, haletant, furieux. Le noeud se serra davantage; le mustang, �perdu, fit un �cart qui augmenta encore l'�treinte et faillit renverser Oli-Tahara. Mais, accroch� par sa main droite � la crini�re de Tonnerre, et, de sa gauche, tenant � la fois son lasso et le garrot de sa monture, il r�sista pourtant � la secousse. L'homme et les animaux �taient baign�s de sueur. Les narines des deux deniers fumaient comme des fournaises; ils ronflaient comme des soufflets de forge. Toutefois le cheval blanc n'�tait pas encore rendu. Il reprit sa fuite insens�e, effectua un mille en moins de deux minutes, en secouant sa laisse par des saccades si violentes que, pour ne pas en �chapper le bout, Oli-Tahara enfon�ait ses ongles dans la peau du bison. Enfin coursier broncha et s'abattit sur les genoux. Son agresseur s'�lan�a aussit�t � terre. L'animal, pantelant, fr�missant de tous ses membres, s'�tait redress� sur ses jambes de devant et assis sur son train de derri�re. Sans quitter le lasso, Oli-Tahara s'approcha doucement de sa croupe, la caressa, en poussant graduellement ses caresses sous le ventre et arrivant peu � peu au poitrail. Une fois l�, il lui entrava les pieds de devant avec des lani�res de cuir. Le mustang, �puis�, faisait peu de r�sistance. Oli-Tahara parvint, en usant toujours d'une patience extr�me, et prenant grand soin de ne pas se laisser voir, � passer � la m�choire inf�rieure du coursier, une longe munie d'un noeud coulant, apr�s avoir desserr� celui du lasso. La plus rude partie de sa besogne �tait accomplie, car le cheval s'�tait couch� sur le, c�t�. Pour achever le rompement, il ne restait plus qu'� renouveler les caresses pendant une heure � peu pr�s, en s'appuyant de tout le poids de son corps sur la longe, afin d'emp�cher l'animal de ruer et de se blesser en se routant sur le dos. Oli-Tahara se f�licitait int�rieurement de son triomphe, et lui, surnomm� le dompteur de buffles, savourait d�j� la gloire d'avoir, le premier, r�duit le roi des chevaux sauvages; il �tendait ses mains pour lui couvrir les yeux, quand son haleine �chauff�e, glissant sur la face du mustang, celui-ci sortit tout � coup de sa stupeur, renifla avidement l'air, et fit un bond prodigieux, qui prit Oli-Tahara � l'improviste et l'envoya rouler � dix pas de l�. Cet effort supr�me avait �t� tellement puissant, que la lani�re qui enfargeait [22] les jambes du captif en fut bris�e. [Note 22: Synonyme d'entraver, terme usit� par les trappeurs canadiens.] Il se releva, l�cha un hennissement, v�ritable fanfare de victoire, et fila comme le vent [23]. [Note 23: Le cheval blanc, chef d'une bande de mustangs, n'est point un mythe. Comme une foule d'autres voyageurs, nous l'avons aper�u dans les; prairies de l'Am�rique septentrionale; mais il est notoire que jamais ni blanc, ni Indien n'a r�ussi � capturer ce noble animal.] CHAPITRE XVIII L'AMOUR D'UNE CLALLOME Par une brumeuse matin�e du mois de septembre, un homme, v�tu et arm� en trappeur du Nord-Ouest, explorait seul la base du mont Sainte-H�l�ne. Ses recherches avaient sans doute un but fort important pour lui, car il marchait � petits pas, �tudiant attentivement tous les plis du terrain, suivant toutes les sentes, sondant toutes les fondri�res, allant en avant, � droite, � gauche, et revenant m�me plusieurs fois sur ses pas, avec la patience et la persistance d'un limier qui qu�te une piste. Parfois un �clair de joie brillait dans ses yeux sombres; il s'arr�tait brusquement ou courait vers une de ces nombreuses et profondes fissures dont des eaux torrentielles ont labour� les flancs du pic; mais bient�t l'�clair s'�teignait, un nuage de d�sappointement passait sur le front du chasseur et il frappait, avec col�re, le sol de son mocassin. Apr�s cinq ou six heures de laborieuses et inutiles investigations, il s'arr�ta et s'assit au pied d'une aiguille de basalte, en promenant autour de lui un regard plus empreint de fatigue que de d�couragement. Bient�t il posa son fusil � son c�t� droit, croisa les bras sur sa poitrine et se plongea dans une absorbante r�verie. --Ne trouverai-je donc plus cette ravine? pensait-il, plus de deux jours je fouille la montagne, et rien, rien! je ne puis d�couvrir la crevasse o� j'ai ramass� cette p�pite d'or! Encore si un tremblement de terre l'avait fait dispara�tre. Mais non, non. En revenant des Montagnes Rocheuses j'ai interrog� les voyageurs sur ma route. Aucune secousse ne s'est fait sentir dans ces r�gions durant mon absence. La crevasse existe toujours quelque part dans les environs, et avec elle la mine d'or; car elle renferme assur�ment un filon aurif�re Le caillou que j'ai recueilli ne pouvait �tre unique de son esp�ce. Mes connaissances g�ologiques me le disent. O� est son gisement? voil� le probl�me. Quoi! je serais all� chercher et j'aurais m�me avec moi la plupart de mes hommes depuis le lac Jasper jusqu'� l'embouchure de la Colombie, afin d'exploiter � la h�te cette mine, et elle �chapperait � mes perquisitions, et il faudrait abandonner mon projet d'expulser les Anglais du Canada! Oh! non, Dieu ne le permettra pas!... Dieu! quel nom sur mes l�vres alt�r�es de vengeance! car on ne peut pas toujours se mentir � soi-m�me, et c'est plut�t l'assouvissement d'une vengeance personnelle que l'affranchissement de mon pays que je d�sire. Mais que ce soit l'un ou l'autre, je satisferai cette passion. Oui, je le jure! Deux Anglais ont fl�tri mon bonheur, d�truit mon Repos; l'un � port� l'adult�re dans ma couche, l'autre a suborn� ma file; j'ai tu� ces deux mis�rables, et ma femme et ma fille sont mortes dans les affres du d�sespoir, et j'ai abandonn� les enfants de cette derni�re; mais la race enti�re des Anglais paiera pour tous ces crimes qu'elle a provoqu�s! C'est Villefranche, l'ex-notaire, l'ex-tabellion de Montr�al qui le dit, c'est Poignet-d'Acier, l'impitoyable franc-trappeur du Nord-Ouest, qui tiendra cette parole! Il se leva, les sourcils contract�s, les prunelles en feu, et recommen�a son examen de la localit�. Le succ�s ne r�pondit pas davantage � son attente. --Encore si j'avais avec moi Nick Whiffles ou Oli-Tahara! murmura-t-il. Mais ce qu'est devenu le premier apr�s notre s�paration, je l'ignore; quant au second, depuis qu'il s'�loigna pour chasser les chevaux sauvages, je ne l'ai pas revu non plus. Il a fallu que les vils �missaires que cette Compagnie de la baie d'Hudson avait l�ch�s apr�s moi, � ma sortie du fort. Caoulis, vinssent me relancer dans l'endroit o� j'attendais le Dompteur-de-Buffles! Ce n'�tait pas assez, probablement, de m'avoir forc� � quitter si brusquement le gisement aurif�re dont j'ai oubli� de marquer la place! Les Anglais! les inf�mes Anglais partout je les rencontre, partout ils me barrent la voie, partout ils resserrent le cercle de fer dans lequel ils voudraient me broyer! Me broyer, moi! Non, non! Ils n'y r�ussiront pas! Et l'heure n'est pas �loign�e o� je prendrai une �clatante revanche! Le temps s'�tait �clairci, le soleil avait perc� les nuages, et ses rayons torr�fiant descendaient perpendiculairement sur la contr�e. Villefranche se r�fugia sous un magnolia pour manger un morceau de pemmican et attendre que la grande chaleur du midi f�t pass�e. Apr�s avoir satisfait son app�tit, il jeta un coup scrutateur autour de lui, renouvela l'amorce de ses armes et s'�tendit l'ombre du magnolia. Dans cette position, le sommeil ne tarda gu�re s'emparer de ses sens. Poignet-d'Acier �tait loin de se douter qu'une nombreuse troupe de Peaux-Rouges avait surveill� ses derniers mouvements. Quand ils le virent endormi, sur l'ordre d'un chef, quatre Indiens se d�tach�rent de la bande et se gliss�rent, sans plus faire de bruit que des couleuvres, jusqu'� l'arbre sous lequel reposait paisiblement Villefranche. Se jeter sur l'aventurier, lui lier les mains et les pieds, fut ensuite, pour les Peaux-Rouges, l'affaire d'un moment. En s'�veillant en sursaut, le capitaine se trouva garrott�, au pouvoir de ses assaillants, qui pouss�rent un hurlement pour annoncer leur victoire au gros de la troupe. Poignet-d'Acier avait l'esprit trop fortement tremp� pour manifester quelque trouble, m�me dans une situation aussi critique. Il regarda ses adversaires, et reconnut qu'ils �taient de la famille des Clallomes. Quoique cette d�couverte le rassur�t, il cacha ses nouvelles impressions avec autant de soin qu'il avait dissimul� son �moi, si toutefois il en avait �prouv�, en s'�veillant subitement entre les mains des sauvages. Le reste du parti �tait accouru, il l'entourait, en ayant l'air plus curieux qu'hostile. --Que veulent mes fr�res, les braves Clallomes, au chef Blanc? demanda-t-il froidement. --Le Visage-P�le l'apprendra avant que la lune ait renouvel� sa face, r�pondit un des Indiens, qu'� ses nombreuses coquilles de aiqua il �tait facile de reconna�tre pour un sagamo ou sachem. --Mon fr�re consentirait-il � ouvrir ma tunique? reprit Poignet-d'Acier. Il trouvera sous ma chemise de chasse un gus-ke-pi-ta-gun [24]. [Note 24: Amulette, sac � m�decine secr�te.] Le sachem adh�ra � sa pri�re, et, �cartant les v�tements qui couvraient la poitrine de Villefranche, il mit � jour un sachet en peau de requin, grand comme une pi�ce d'un franc. --Que mon fr�re regarde dans ce sac � m�decine! continua le capitaine. L'Indien consid�ra un instant le sachet avec une attention respectueuse, puis il desserra le cordon qui le fermait comme une bourse de cuir, et en retira une coquille aplatie et ronde, avec �toiles concentriques, alternativement blanches et brunes � la circonf�rence, blanches et bleues, bleues et rouges au milieu. C'�tait l'amulette que Ouask�ma avait envoy�e � Villefranche par Oli-Tahara; le sauf-conduit, si je puis me servir de ce terme, sur lequel il comptait pour se faire rendre la libert�. Un moment il put croire � l'autorit� de ce symbole r�v�r� chez les Clallomes, car � sa vue ils parurent frapp�s de crainte et recul�rent. Mais, sans s'�mouvoir, le sachem remit la coquille dans le gus-ke-pi-ta-gun, le repla�a au cou de Poignet-d'Acier et dit: --Mon fr�re le visage-p�le est un grand chef, Hias-soch-a-la-ti-yah le prot�ge. Les braves Clallomes ne lui feront aucun mal. Mais mon fr�re doit les accompagner. Cette d�claration surprit Villefranche au plus haut degr�, tant elle �tait en d�saccord avec les usages des Clallomes, qui regardent la coquille �toil�e comme la marque de l'omnipotence. Il arr�ta un regard inquisiteur sur le visage du sagamo. --Ouask�ma a command� � ses guerriers de lui amener le chef blanc, et ils le lui am�neront, r�pondit-il. Si mon fr�re leur promet de les suivre, ils couperont ses liens. Poignet-d'Acier soup�onnait d�j� l'Indienne d'avoir ordonn� son arrestation. Elle seule pouvait neutraliser la vertu de la coquille �toil�e. Et, quoique le motif qui l'avait pouss�e � cet acte ne lui par�t pas bien clair, il se d�cida aussit�t � ob�ir, car il se souvenait qu'elle lui avait dit conna�tre une mine d'or, et il compta sur la passion qu'il lui avait inspir�e pour se la faire indiquer. --Je promets � mes fr�res de les suivre, r�pondit-il. Les cordes qui l'attachaient furent imm�diatement tranch�es, et Villefranche, environn� des Clallomes se mit en route vers l'Ouest. Ils descendirent la Caoulis en canots, pass�rent devant le fort de ce nom, travers�rent le rio Columbia, pr�s de l'�le Walker et abord�rent, le lendemain, sur la rive m�ridionale, au pied de la roche des Cercueils. Cette roche a �t� ainsi appel�e parce que son sommet est occup� par un cimeti�re clallome. Les morts sont envelopp�s dans des nattes de jonc et d�pos�s au fond des canots qui leur ont appartenu, la t�te tourn�e vers le cours de l'eau. Les objets dont ils ont us� pendant leur vie, comme couvertes, �cuelles, plats, paniers, �toffes, colliers, coquilles, sont plac�s � c�t� d'eux dans ces canots. Sur la poitrine du d�funt on �tale aussi ses armes et le crochet en d�fense de phoque qui lui servait � extirper les bulbes de kamassas. La quille des canots est perc�e de petits trous pour l'�coulement des eaux pluviales; et ils sont �lev�s sur des piquets et recouverts d'�corce de bouleau, afin que les cadavres soient � l'abri des b�tes fauves et des oiseaux de proie. Les Clallomes et Villefranche tourn�rent la roche des Cercueils et entr�rent dans un village indien. --Que mon fr�re attende ici! dit le chef en montrant au capitaine une hutte ouverte devant laquelle une squaw pla�ait dans son berceau un enfant nouveau-n�. Le marmot vagissait douloureusement, et, certes, la torture � laquelle on le soumettait pouvait bien lui arracher des cris. Sa m�re l'avait �tendu sur une mince tablette de bois, peinte de couleurs brillantes et garnie de mousse argent�e ou mousse d'Espagne. A cette tablette en �taient fix�e, par deux courroies, une autre beaucoup plus petite. La squaw rabattit la seconde planchette sur le front de l'enfant au-dessus des arcades sourcili�res et l'assujettit fortement au corps du berceau. Elle proc�dait ainsi � l'aplatissement du cr�ne. Ensuite, sans prendre garde aux plaintes d�chirantes du pauvre petit, elle acheva de fixer ses membres � la premi�re planchette, l'entoura d'une peau, jeta le tout sur son dos, comme une hotte, et alla vaquer � d'autres occupations. L'enfant devait rester trois ans dans cette position, pendant lesquels on augmenterait graduellement la pression sur sa t�te. Au bout de ce temps, la laideur pour nous, la beaut� pour sa tribu serait compl�te. --Ce qui prouve qu'il ne faut pas disputer des go�ts et que tout est affaire de convention dans ce monde, murmura Villefranche qui avait pris une sorte de plaisir philosophique � examiner les d�tails de cette op�ration. Et, ajouta-t-il, dans son for int�rieur, en serait-il du moral comme du physique? Tel sentiment r�put� bon ici est odieux plus loin. Quel plus grand crime pour nous que le parricide? Pourtant, chez certaines peuplades, les fils tuent leurs p�res quand ces derniers sont devenus perclus par l'�ge. Chez d'autres, ce sont les parents qui tuent leurs enfants. Ceux-ci vantent la monogamie; ceux-l� font de la polygamie un article de foi religieuse. Il en est pour qui l'adresse � voler semble une vertu, comme il en est qui la punissent s�v�rement. Enfin, il n'existe peut-�tre pas dans le genre humain de principe honor� par une soci�t� qui ne trouve sa contre-partie �galement honor� par une autre! Il en �tait l� de ces d�sesp�rantes r�flexions, quand Ouask�ma parut. D'un mot, elle �carta une foule de squaws et de babouins indiens curieusement attroup�s devant le Visage-P�le; puis elle p�n�tra dans la hutte et la ferma avec le morceau d'�corce tenant lieu de porte. Coiff�e d'un l�ger chapeau de fibres de c�dre entrelac�es qui cachait la d�pression de son front, et v�tue d'une tunique en peau d'oie sauvage, retenue sous son cou par une griffe d'ours, et dont l'�clatante blancheur contrastait vivement avec l'opulente chevelure noire flottant sur ses �paules, la vierge clallome �tait vraiment superbe � voir. Des bracelets en coquillages ornaient ses bras nus et les chevilles de ses pieds, chauss�s de courts mocassins, �l�gamment brod�s avec de la rassade. Un �pervier, dessin� aussi par des broderies en rassade, sur sa poitrine, indiquait le haut rang qu'elle occupait dans sa tribu. Arriv�e d'un air fier � la cabane, elle y �tait entr�e presque timidement, les paupi�res baiss�es, le pas mal assur�. Les battements de son sein, qui soulevait par mouvements irr�guliers son v�tement, disaient assez que Ouask�ma �tait en proie � une violente �motion. L'agitation de la jeune fille n'�chappa point � la p�n�tration de Poignet-d'Acier. Debout dans la hutte, il l'examinait flegmatiquement. Ce n'�tait pas un captif qui attend, en tremblant, l'arr�t de son juge, mais un homme, certain de sa sup�riorit� qui n'a qu'un geste � faire pour �tre ob�i. N�anmoins, si exempt que Villefranche se cr�t des petites passions qui contr�lent nos actes, sa vanit� �tait flatt�e par l'impression qu'il produisait sur cette magnifique cr�ature, souveraine d'une puissante tribu indienne. Il y eut une minute de silence; puis la T�te-Plate leva sur le chasseur ses grands yeux noirs et dit, d'un ton o� per�ait une certaine h�sitation: --Mon fr�re, le brave chef blanc ne peut �tre indispos� contre Ouask�ma car Ouask�ma demande, � chaque soleil, au Grand Esprit de chasser les ennemis de son chemin et de pousser les plus belles pi�ces de gibier � port�e de sa vaillante carabine. --Et pour me prouver ses bonnes intentions � mon �gard, ma soeur me fait tra�ner ici par ses guerriers, r�pliqua le capitaine avec un accent sarcastique. --Mon fr�re sait que mes guerriers n'ont pas violent� sa volont�! dit la Clallome. --C'est vrai, repartit Villefranche moins am�rement. Mais pourquoi ma soeur m'a-t-elle fait venir ici? La T�te-Plate rougit, rabaissa ses regards vers le sol et r�pondit par une interrogation: --N'est-ce pas mon fr�re qui a sauv� une fois de plus la vie � Ouask�ma? --La vie! --Il l'a tir�e, avec Merellum, de la prison du fort Caoulis. Merellum l'a dit � Ouask�ma. --Qui donc le lui avait racont�? --Un trappeur blanc. Celui que les Visages-P�les appellent Louis-le-Bon, et qui a ramen� Merellum au village clallome. --La Petite-Hirondelle est ici s'�cria Poignet-d'Acier avec une expression de contentement dont il ne fut pas ma�tre. Ouask�ma, la vierge clallome, fron�a les sourcils. Sa jalousie venait de se r�veiller et de lui br�ler le coeur comme un fer rouge. Cependant elle se contint. --La Petite-Hirondelle est ici, r�pliqua-t-elle. --Ah! je voudrais la voir dit Villefranche sans s'inqui�ter de l'irritation sourde qui commen�ait gronder dans le sein de la T�te-Plate. --Mon fr�re la verra, dit-elle avec aigreur. Et, d'un ton radouci, car le capitaine avait fait un geste de m�pris: --Mais, avant, j'ai � parler � mon fr�re; que ses oreilles soient ouvertes � mon discours: --J'�coute, dit tranquillement Poignet-d'Acier. --J'ai commen�a l'Indienne d'une voix lente et passionn�e en fixant ses prunelles ardentes sur l'aventurier, j'ai dit au chef blanc que je l'aimais et le chef blanc a repouss�, mon amour. Cependant je n'aurai jamais d'autre �poux que lui. Hias-soch-a-la-ti-yah me l'a d�fendu. Pourquoi donc le chef blanc fuit-il Ouask�ma? N'est-elle pas la plus belle des vierges qui habitent sur les bords du grand lac sal�? N'a-t-elle pas la puissance qu'aiment les hommes forts et les charmes que recherchent les hommes faibles? Quatre fois deux cents guerriers lui ob�issent. Ses cabanes sont remplies de ces peaux magnifiques dont les Visages-P�les sont avides. Elle poss�de dans son coeur, d'autres tr�sors plus pr�cieux encore, ces tr�sors qui font la joie des blancs comme des Peaux-Rouges. Mieux que pas un, elle sait tirer une fl�che, darder un saumon, construire un canot, dresser une tente, pr�parer la viande d'animal, la chair de poisson, cuire les racines de kamassas et de ouappatou. A la guerre, et � la chasse, � la p�che, comme dans le wigwam, Ouask�ma l'emporte sur toutes les squaws. Mon fr�re doit-il la d�daigner? doit-il rejeter ses soupirs, voir, sans en �tre �mu, les larmes qui coulent sur ses joues? La laissera-t-il, vierge d�sol�e et solitaire, consumer tristement sa jeunesse dans les larmes et les g�missements? N'aura-t-il pas piti� de la pauvre Clallome dont le coeur n'a jamais battu, ne battra jamais que pour lui? Je t'aime, mon fr�re! je te le crie! le Grand Esprit te le dit par ma bouche: laisse-toi toucher! Ouvre tes bras � la fianc�e qu'il t'a destin�e; accepte sa tendresse, son pouvoir; commande mon peuple, fais-le servir � tes desseins quels qu'ils soient; mais, toi, sois mon ma�tre, sois l'�poux de la plus aimante, de la plus d�vou�e des femmes! En pronon�ant ces mots, avec une exaltation fi�vreuse, Ouask�ma, la vierge clallome, le visage inond� de pleurs, le corps fr�missant, �tait tomb�e aux pieds de Poignet-d'Acier et tendait vers lui des mains suppliantes. CHAPITRE XIX LA CHASSE A LA BALEINE Pendant que Ouask�ma parlait, des sentiments contraires se croisaient dans l'esprit de Villefranche, quoique son visage demeur�t impassible. D'abord, je l'ai d�j� dit, l'expression �loquente de cet amour na�f et profond caressait sa vanit�. Il n'est pas d'homme qui ne prenne plaisir � �tre aim� par une femme jeune, intelligente et forte, et si le coeur du capitaine n'�tait plus susceptible d'un retour de tendresse, il n'�tait pas compl�tement ferm� aux t�moignages de sympathie que sa personne inspirait. Les propositions de l'indienne avaient d'ailleurs un caract�re s�rieux et important, Souveraine d'une tribu de Clallomes qui comptait sept � huit mille individus, elle transmettait sa puissance � celui qui l'�pouserait. Et cette puissance, habilement exploit�e, pouvait devenir consid�rable entre les mains d'un chef adroit et redout� comme l'�tait Poignet-d'Acier. Qui l'emp�cherait d'�tendre peu � peu son empire sur toute la nombreuse famille chinouke? Et qui s'opposerait � ce qu'il s 'empar�t de toute la Colombie et y fond�t un puissant royaume o� il appellerait insensiblement l'�migration des blancs? Alors il ferait la loi aux Anglais; alors il pourrait, � son gr�, exercer la vengeance qu'il couvait depuis si longtemps d�j� dans son sein. Une fois �close, son ambition prenait des ailes; il s'allierait aux Yankees, d�clarerait ouvertement la guerre � la Grande-Bretagne et proclamerait l'ind�pendance des provinces britanniques de l'Am�rique Septentrionale. Ses aspirations n'avaient plus de bornes, car s'il poss�dait les passions qui sont les grands ressorts de l'�me et les talents qui sont les rouages moteurs des actes, il manquait des principes qui, comme des balanciers, servent � r�gler les mouvements. Le mariage, m�me avec une T�te-Plate, ne l'effrayait pas. La plupart des trappeurs blancs, une fois dans le d�sert, n'�pousent-ils pas plut�t cinq ou six squaws qu'une? L'id�e d'une telle union l'ennuyait cependant. C'�tait l'ombre du tableau. Si Ouask�ma e�t �t� moins enflamm�e pour lui, peut-�tre que non-seulement il e�t accept� avec joie ses offres, mais les e�t recherch�es. Bizarre contradiction de la nature humaine! la violence de son amour l'importunait tout en le flattant. Ag� de quarante-cinq ans environ, il n'en portrait pas trente. Bien que son coeur f�t dess�ch� et rong� par de cuisants soucis, il lui r�pugnait d'associer ses d�go�ts, ses d�senchantements aux ivresses, aux fra�ches illusions de cette jeune fille, enthousiaste et confiante, dont il �tait s�r, quoi qu'il arriv�t, de faire le malheur. N�anmoins, avant de se d�cider, il r�solut de ruser pour gagner du temps et m�diter cette affaire. Composant son visage, il tendit la main � l'Indienne, la releva et lui dit d'un ton dont la douceur la trompa compl�tement: --Ma soeur a la beaut� et le parfum de la rose des prairies, le courage et l'agilit� de la panth�re, la suavit� d'un rayon de miel; le chasseur blanc est son ami, elle le sait; sans cela il ne serait pas ici. Le chasseur blanc; est fier de l'honneur qu'elle lui fait. Il le prouvera. Mais ma soeur pense-t-elle que ses braves guerriers accepteraient le chasseur blanc pour leur chef? --Et qui donc oserait r�sister � Ouask�ma? s'�cria-t-elle avec hauteur. Le Grand Esprit, Hias-soch-a-la-ti-yah n'a-t-il pas d�clar� que mon fr�re serait l'�poux de la vierge clallome? N'est-ce pas lui ajouta-t-elle avec un �clair de bonheur, qui souffle maintenant � mon fr�re ces paroles plus agr�ables au coeur de Ouask�ma que l'onde d'une source � ses l�vres, apr�s une longue course dans la vall�e des sables? --Ma soeur, reprit Villefranche, consentira-t-elle me montrer le lieu o� elle a vu des cailloux jaunes qui reluisent au soleil? A cette demande, le front de la T�te-Plate se rembrunit. Son instinct de femme lui r�v�la � demi l'intention du capitaine. --L'�pouse est l'esclave du mari, dit-elle tristement. Le ton de cette r�ponse �tait si diff�rent du premier, que Villefranche devina qu'il avait commis une imprudence. Voulant, autant que possible la r�parer, il dit aussit�t: --Ma soeur n'ignore pas que je commande un grand nombre de trappeurs blancs, tous jaloux d'avoir ces cailloux jaunes qui brillent au soleil. Si la noble Ouask�ma joint sa destin�e � la mienne, je devrai me s�parer de ces vieux compagnons. C'est pourquoi je voudrais leur donner en souvenir de moi. La r�plique �tait adroite. Sans doute elle satisfit la jeune fille, car son visage se rass�r�na et elle dit en se penchant nonchalamment vers Villefranche: --Que mon fr�re me pardonne un doute injurieux! Je le m�nerai � l'endroit ou Il y a des cailloux jaunes qui �tincellent au soleil, d�s que nous aurons termin� une chasse � la baleine, que les intr�pides Clallomes ont r�solu d'entreprendre. Cette promesse comblait les voeux de Poignet d'Acier; dans son contentement, il attira vivement l'Indienne � lui et la baisa au front. Son mouvement avait eu une apparence si spontan�e, si chaleureuse, que Ouask�ma palpita et s'inclina voluptueusement sous l'�treinte en la prenant pour un gage d'amour passionn�. --A pr�sent, je suis � mon fr�re, et nul ne me l'enl�vera! s'�cria-t-elle dans son enivrement. Craignant une surprise de ses sens, Poignet d'Acier repoussa doucement la jeune fille; et, apr�s quelques moments de silence, ils se mirent � causer avec plus de calme. Ouask�ma d�sirait que la c�r�monie du mariage f�t fix�e au lendemain; mais le capitaine avait ses raisons pour en diff�rer l'accomplissement. Il objecta qu'il serait, auparavant, oblig� de prendre cong� de ses gens, et enfin ils convinrent qu'elle aurait lieu au retour de la mine aurif�re. Ces arrangements termin�s, Villefranche voulut voir Merellum, pour laquelle il �prouvait une affection toute particuli�re. Les soup�ons de Ouask�ma s'�taient dissip�s. Elle courut chercher la petite fille qu'elle �levait, du reste, comme son enfant propre. Je vous laisse penser si la rencontre fut touchante. A la vue de Merellum, Villefranche sentit fondre la glace qui enveloppait son coeur. Ses id�es franchirent le temps et l'espace pour se reporter � ces paisibles mais courtes ann�es de f�licit� pure, o�, notaire riche et consid�r�, � Montr�al, l'avenir lui apparaissait sous des couleurs si agr�ables et si harmonieuses. Les caresses de la Petite-Hirondelle lui rappelaient les caresses de sa propre fille, son Ad�le, belle, aimante et bonne, et qui s'�tait donn�e mis�rablement apr�s avoir �t� s�duite et abandonn�e de son suborneur [25]. Chassant ce terrible souvenir, il revenait au foyer domestique, s'oubliait causer avec sa femme en surveillant les gracieux �bats de leur enfant, qui jouait, insoucieuse et babillarde, sur un moelleux tapis, dans un appartement bien chauff�, par une de ces froides soir�es d'hiver, o� la bise siffle �prement au dehors en poussant devant elle d'�pais tourbillons de neige. Il r�pondait d�licieusement aux embrassades d'Ad�le, qui avait brusquement quitt� ses joujoux pour sauter � son cou, et il souriait non moins d�licieusement aux perspectives de bonheur futur que sa femme faisait miroiter � ses yeux. Ad�le recevrait une brillante instruction, elle serait la fleur des salons de Montr�al; puis on lui donnerait un mari, haut plac� dans le monde, puis les petits-enfants... [Note 25: Voir la _Huronne_.] A ce point, Villefranche tressaillit, son visage s'alt�ra. Il �loigna rudement Merellum, qui avait grimp� sur ses genoux, et s'amusait � natter sa longue barbe. --Qu'as-tu donc, petit oncle? demanda l'enfant �tonn�e de ce changement soudain dans les mani�res du capitaine. --Rien... laisse-moi, dit-il en se levant. La Petite-Hirondelle se prit � pleurer, il sortit de la cabane et alla rejoindre Ouask�ma, qui les avait laiss�s seuls pour donner quelques ordres � ses guerriers. L'Indienne vint peu de temps apr�s pr�venir Poignet-d'Acier que les principaux chefs de la tribu l'attendaient pour partager un grand festin de viande de mouton des montagnes et de chair d'esturgeon. Il se rendit aussit�t � l'invitation, car il avait besoin de se distraire des cruelles pr�occupations qui, de nouveau, s'�taient empar�es de son esprit. Le banquet avait �t� pr�par� sous une hutte oblongue form�e avec des pieux, recouverts d'�corce de bouleau. Quand Villefranche entra, une quinzaine de Clallomes, nus, sauf un jupon de filaments de c�dre serr� autour des reins, �taient accroupis sur leurs talons, le long des parois de la butte. Ils avaient le corps hideusement bariol� de peintures. Une odeur �cre et �coeurante remplissait l'enceinte, envahie par des flots de vapeur gris�tre. L'odeur et la vapeur provenaient de trois vases en �corce dans lesquels des squaws jetaient des cailloux, rougis au feu, pour cuire les mets. Poignet-d'Acier fut plac� � la droite d'Ouask�ma, qui, plongeant dans un de ces vases une sorte de poche en bois, la retira pleine d'un liquide visqueux et la lui pr�senta avec ces mots: --Mon fr�re, voici ton mets. C'�tait de la graisse d'ours. L'estomac de Villefranche �tait habitu� � l'�trange nourriture des sauvages. Il avala la cuiller�e, remplit � son tour la poche, et la passa � son voisin en lui disant aussi: --Mon fr�re, voici ton mets. De la sorte, l'ustensile fit le tour des convives qui se pr�cipit�rent ensuite sur les autres aliments, gibier et Poisson, et les d�vor�rent avec une gloutonnerie dont les gens civilis�s ne sauraient se faire une id�e. Ils ne se servaient ni de fourchettes ni de couteaux; mais chacun d'eux �tait arm� d'un b�ton ou d'un os pointu, avec lequel ils enlevaient en un clin d'oeil les morceaux � leur convenance et les portaient � leurs m�choires, qui ne cess�rent de fonctionner que quand quantit� d'aliments appr�t�s pour le repas eut �t� engloutie. Leur goinfrerie suspendue, mais non assouvie, par la disparition totale des vivres, ils se lev�rent et commenc�rent � vocif�rer et � danser autour de Ouask�ma et de Poignet-d'Acier, en s'accompagnant de tambourins faits avec des peaux d'�lan. Puis un autmoin se d�tacha de la ronde, s'avan�a au milieu du cercle, et chanta le chant de la p�che: �Braves Clallomes, aiguisez vos harpons, pr�parez vos canots, la baleine vous attend. �Et la baleine n'attendra pas longtemps les braves Clallomes. �Leurs harpons sont aiguis�s, leurs canots sont pr�ts, ils vont poursuivre la baleine. �Et la baleine fuit d�j� devant les braves Clallomes. �Mais ils ont fix� des outres aux dards, les voici qui en lancent la pointe dans le corps de la baleine. �Et le sang de la baleine rougit les eaux du lac sal�. �Deux fois cinq harpons ont perc� la baleine qui plonge deux fois deux fois. �Et deux fois deux fois, la baleine revient au-dessus de l'eau. �Les braves Clallomes poussent leur cri de victoire; leur sagamo lance alors son long dard sur le flan de la baleine. �Et la baleine beugle de douleur, entra�nant derri�re elle le chef et son canot. �Les braves Clallomes la suivent, l'entourent et la poussent sur le rivage en r�p�tant leur chant de triomphe �Et la baleine meurt, et les braves Clallomes ont abondance d'huile et de chair pour leurs provisions d'hiver.� Il cessa sa m�lop�e; puis les danses recommenc�rent de plus belle, et se prolong�rent fort avant dans la nuit. Le lendemain matin, une grande animation r�gnait dans le village indien: les hommes r�paraient ou fabriquaient des armes; les femmes disposaient en paquets les ustensiles de m�nage ou radoubaient des embarcations; les enfants eux-m�mes, allaient, venaient de ci de l� aidant les uns et les autres dans la mesure de leurs forces. Sur le milieu du jour, une vingtaine de canots, mont�s par dix ou douze hommes chaque, quitt�rent le rivage, tandis que les squaws s'acheminaient avec leur prog�niture vers l'oc�an Pacifique. Les premiers se rendaient � la p�che � la baleine, les autres devaient se transporter par terre � l'embouchure de la rivi�re Nahelem et y attendre les p�cheurs. Chacun d'eux �tait muni d'un court harpon, en os ou silex affil�, au manche duquel �tait retenue, par une petite corde, une outre de peau remplie d'air. Des lances, des arcs et des fl�ches compl�taient l'armement de l'�quipage. Poignet-d'Acier faisait partie de l'exp�dition. Ouask�ma aurait voulu qu'il s'install�t dans le canot o� elle �tait elle-m�me; mais les usages de la tribu le lui avaient d�fendu; car les Clallomes n'avaient pas encore adopt� Villefranche, et il n'est point permis chez eux, � un �tranger, de s'asseoir dans le bateau des sagamos. A vrai dire, le capitaine se souciait m�diocrement de cet honneur. Il pr�f�rait de beaucoup �tre seul avec de simples Peaux-Rouges, qui lui laisseraient la libert� de r�fl�chir tout � son aise sur sa situation et de prendre une d�termination irr�vocable. Favoris�e par une bonne brise d'est, la flottille doubla, le soir m�me, le cap Adams, � l'estuaire du rio Columbia. On d�barqua sur la gr�ve pour passer la nuit. A l'aurore, la petite flotte remit � la mer. Le temps �tait beau, et il ventait du nord-ouest. Les vagues hurlaient, en se pressant tumultueusement sur la barre de sable qui bouche l'entr�e du fleuve. Des go�lands, aux grandes ailes gris�tres, rasaient la cime �cumeuse des lames que le reflux chassait avec des sifflements sourds contre les canots. Malgr�, la s�r�nit� du ciel, la houle �tait si violente, que jamais pilote europ�en n'e�t os� affronter l'oc�an sur une embarcation m�me dix fois plus grande que les canots des Clallomes. Et Villefranche, tout hardi qu'il f�t, craignait � chaque minute, de voir chavirer ou se briser le fr�le tronc d'arbre creus� qui le portait-avec dix autres individus. Ceux-ci, cependant, paraissaient aussi tranquilles que s'ils eussent �t� dans leurs wigwams. Ils causaient et riaient, tout en pagayant avec une dext�rit� et un ensemble merveilleux. L'imp�tuosit� des flots, leur grosseur ne les inqui�tait point. Au lieu de se d�tourner, ils piquaient droit dans le paquet d'eau, le remontant au moment o� on pouvait appr�hender qu'il s'abatt�t sur l'esquif filaient � la cr�te aussi vivement que l'alcyon et ne perdaient pas d'une brasse le rang qu'ils avaient pris dans la disposition de l'escadre, qui figurait, en avan�ant, un fer de lance. Le bateau de Ouask�ma, ou bateau des sagamos, orn�, d'un �pervier � la proue et couvert de peintures embl�matiques, marchait en t�te; celui de Villefranche, avec un autre, venait imm�diatement derri�re; trois les suivaient; puis quatre, puis cinq, puis six. Toute la journ�e, ils serr�rent la c�te, � dix ou douze milles au large, mais sans d�couvrir une seule baleine. Au cr�puscule, ils rel�ch�rent et camp�rent au cap de la Luz, pr�s de l'embouchure de la rivi�re Nahelem. Les femmes et les enfants n'�taient pas:-encore arriv�s. Le lendemain, m�me insucc�s. Le soir en regagnant leur poste de la veille, les Clallomes y trouv�rent ceux qu'ils attendaient. Mais Villefranche ne fut pas peu surpris d'apercevoir Nick-Whiffles au milieu des squaws et qui faisait de son mieux pour enj�ler, suivant son expression, une de ces vip�res � peau cuivr�e. --Eh bonjour, c'est-�-dire non, bonsoir, capitaine, s'�cria le jovial trappeur en s'avan�ant � la rencontre de Poignet d'Acier. Enchant� de vous voir, capitaine. Comment �a va-t-il? Vous avez donc �chapp� aux vermines? �a me fait grand plaisir, � Dieu oui! Moi aussi je leur ai jou� un tour de talons. Mais vous voil� en paix avec les Clallomes. Vous avez bien fait, capitaine. Ce sont de braves gens, les Clallomes! ils vous ont des brins de fillettes, hum! L'eau m'en monte � la bouche. On dit que vous allez vous marier ici, capitaine; ma foi, moi, j'en ferais bien tout autant, oui bien, je le jure, votre serviteur! Villefranche attendit, en souriant, que le moulin paroles de Nick e�t cess� de moudre des interrogations et des r�ponses pour lui demander le motif qui l'avait amen�. --Eh! je vous cherchais, je vous ai cherch� partout, sur la butte Sainte-H�l�ne, � Dieu oui! Mais �'a �t� comme si je ne m'�tais pas d�rang�. Croiriez-vous que je n'ai m�me pu retrouver le ravin o� votre pauvre diable d'engag� est mort. Est-ce dr�le un peu, hein, capitaine? Cette d�claration bannit une esp�rance que la vue du trappeur avait fait na�tre dans le cerveau de Poignet-d'Acier. Sans laisser para�tre sa contrari�t�, lui dit d'un ton n�gligent: --Vous avez quelque chose � me conter, Nick? --O Dieu oui, capitaine. Je me suis crois� avec vos gens qui battent le pays pour vous d�terrer, et qui craignent que ces reptiles de Peaux-Rouges... --Alors, interrompit Villefranche, vous vous chargeriez volontiers d'un message pour le Bossu? --Ce diable de petit monstre qui les commande en votre absence? --Lui-m�me. --Donnez, capitaine et je repars � l'instant, apr�s avoir �moulu mes dents contre un morceau de n'importe quoi, car j'ai diantrement faim, et ces pies-gri�ches de sauvagesses ne me font pas l'effet d'adorer ma compagnie, � Dieu non! Poignet-d'Acier avait, dans son �tui de fer-Blanc, tout ce qui est n�cessaire pour �crire. Il fit une lettre et la remit � Nick, en lui disant: --Est-ce que maintenant vous seriez des n�tres, mon camarade? --Pour cela, non, capitaine, r�pondit fermement Whiffles. Je vous oblige parce que cela me fait plaisir. Mais de votre association je ne veux pas, quand m�me vous m offririez la premi�re place, apr�s vous. Je suis toujours assez riche et heureux lorsque j'ai ma libert�. Au revoir, capitaine. Oh! nous ne nous sommes pas dit notre dernier mot. --Au revoir, mon ami! r�pliqua Villefranche en lui pressant affectueusement la main. Nick Whiffles s'�loigna, le coeur aussi l�ger que l'esprit. Ouask�ma le vit dispara�tre avec une vive satisfaction, car elle craignait qu'il n'intervint dans ses projets sur Poignet-d'Acier. Le jour suivant, les canots �taient � une lieue du rivage et marchaient dans l'ordre que j'ai indiqu�. Il n'y avait pas un nuage � la vo�te c�leste qui s'arrondissait sur l'Oc�an comme un dais d'azur. Nulle brise ne fol�trait �gar�e dans l'atmosph�re. Le Pacifique, paisible et poli comme une glace, r�fl�chissait amoureusement les ti�des rayons du soleil. A l'arri�re de l'escadre s'�battaient une troupe de marsouins, dont les �cailles humides miroitaient comme des pierreries. Tout � coup Ouask�ma se leva droit dans son canot, en �tendant les bras en croix. Aussit�t les conversations cess�rent sur les autres embarcations, qui se d�ploy�rent sur une seule ligne. Les Indiens pagayaient avec si peu de bruit qu'ils semblaient voguer par enchantement. En avant du canot des sagamos, un point noir, semblable � un flot, faisait tache sur la mer. C'est vers ce point que se dirigeait la flottille, un demi-mille de distance, elle op�ra un quart de conversion, et alors Villefranche, distinguant parfaitement le point noir, reconnut que c'�tait le dos d'une baleine de l'esp�ce dite jubarte. Une colonne liquide qui ruissela � trois ou quatre m�tres de hauteur de l'endroit o� elle se tenait, le lui aurait prouv� un moment apr�s si ses yeux ne l'eussent d�j� averti. Les canots se divis�rent alors en deux files; l'une prit � droite du c�tac�, l'autre � gauche. Elles s'en approch�rent jusqu'� vingt ou trente m�tres. Puis, dans chaque canot, un tiers des hommes saisit les harpons munis d'outres, pendant que les autres poussaient toujours insensiblement l'esquif vers la baleine dont l'�chine noir�tre et saillante, comme l'angle d'un toit �tait tout � fait visible. Elle pouvait mesurer cinquante pieds de long et demeurait immobile; � fleur d'eau, savourant sans doute la chaleur du soleil et bien loin de soup�onner qu'elle �tait entour�e de mortels ennemis. Ceux-ci n'en �taient plus s�par�s que par un intervalle de deux brasses. Ouask�ma, toujours debout �leva les mains en l'air, les pouces repli�s sur la paume, les autres doigts �cart�s. Aussit�t quatre harpons lanc�s de chaque c�t� du monstre s'enfonc�rent dans ses flancs. Surpris par cette attaque impr�vue, il poussa une sorte de beuglement et plongea. Tous les canots se retir�rent imm�diatement � force de pagaies, de peur d'�tre envelopp�es dans le tourbillon occasionn� par le plongeon soudain de la victime, qui fuyait rapidement, en laissant la surface de la mer une large tra�n�e de sang. Les Clallomes l�ch�rent des cris de joie, et, rompant l'ordre jusqu'alors observ�, se mirent � sa poursuite � qui plus vite. Les traces de sang leur servaient de piste. --Que mes fr�res suivent mon canot, dit Ouask�ma aux Indiens qui conduisaient l'embarcation de Poignet-d'Acier. Et elle gagna le front, de la flottille. Au bout d'un quart d'heure, des bouillonnements furieux et des oscillations successives de l'onde, se soulevant en vagues puissantes, annonc�rent la prochaine r�apparition de la baleine. Les bateaux s'align�rent de nouveau; les deux rangs � un intervalle de trente brasses au plus. Au milieu de cet intervalle bondit une masse d'�cume qui retomba en ros�e sur les �quipages. Elle �tait accompagn�e d'un grondement aussi assourdissant que celui d'une cataracte. Les embarcations furent sur-le-champ dispers�es comme par une bourrasque du nord-est. Mais elles se ralli�rent promptement. A travers les convulsions des flots, se montr�rent quelques outres, puis deux �vents �jectant une bruine ensanglant�e, et enfin un mufle gigantesque gueule �pouvantable, garnie de longues barbes noires, qui aspira bruyamment l'air, se recacha, ressortit et s'engouffra encore, par un mouvement de bascule qui mettait tour � tour � nu sa t�te, ses ailes et sa vaste queue. Les Indiens profit�rent de ce moment pour revenir sur la reine des eaux et darder une gr�le de traits dans son corps. Elle exhala un rugissement plaintif et chercha encore � se r�fugier au sein de son empire. Mais les forces l'abandonnaient, et la multitude de sacs gonfl�s de gaz dont son dos �tait charg� paralysait ses tentatives. Elle s'agita, se d�mena � droite, � gauche, vira sur elle-m�me comme sur un pivot, battit avec ses immenses nageoires les vagues convulsionn�e, mugit de douleur et fila entre deux eaux avec la rapidit� de la fl�che. Malgr� le calme des �l�ments, il semblait, sur son passage, que le Pacifique fut irrit� par une violente temp�te. Les Clallomes avaient rebrouss�, se tenaient � distance et surveillaient attentivement les �volutions du colossal poisson. Ils recommenc�rent la chasse, rattrap�rent leur proie alors qu'�puis�e par la perte, de son sang, elle essayait de reprendre haleine, et l'assaillirent avec des vocif�rations infernales et un redoublement de vigueur. Leur ardeur s'�tait aussi empar�e de Villefranche. Brandissant un harpon, il arriva, un des premiers, sur la jubarte et voulut la tourner par derri�re pour la frapper sous les ou�es. Mais, � cet instant, elle recula brusquement en faisant claquer sa queue comme un fouet. Le canot de Poignet-d'Acier, touch� par l'extr�mit�, vola en pi�ces. Un cri d�chirant s'�chappa de la poitrine de Ouask�ma, qui se pr�cipita � la mer........................................................... Le soir de ce jour, les guerriers clallomes festoyaient, � l'embouchure de la rivi�re Nahelem, avec le lard de la baleine qu'ils avaient tu�e dans l'apr�s-midi, puis remorqu�e � l'aide de la mar�e montante, pr�s de leur cantonnement. Tandis que les hommes se gorgeaient de ce mets d�go�tant, les femmes faisaient fondre la graisse dans une grande auge de bois, avec des cailloux rougis au feu, on emplissaient d'huile la vessie et les entrailles de la jubarte, on d�coupaient ses chairs en tranches pour les s�cher et les conserver. Et pendant ce temps-l� aussi, agenouill�e pr�s de Villefranche qui gisait livide et d�compos� sur un lit de branchages et de pelleteries, Ouask�ma s'occupait, avec l'assistance de deux autmoins, � lui remettre la cuisse gauche que le monstre marin lui avait cass�e en l'atteignant du bout de sa terrible queue. CHAPITRE XX LE CARCAJOU Le ciel �tait splendide, le soleil ardent comme le crat�re d'un volcan. Ouask�ma et Poignet-d'Acier descendirent d'un canot au pied du mont Sainte-H�l�ne. La joie, une joie profonde, sans m�lange, rayonnait sur les traits de l'Indienne; le capitaine avait le visage p�le, amaigri et portait toutes les marques d'un homme qui rel�ve dune longue et douloureuse maladie. --Mon fr�re veut-il se soutenir � mon bras? demanda la T�te-Plate en l'enveloppant d'un regard enivr� d'amour. --Non, ma ch�re soeur, r�pliqua Villefranche d'un ton doux et m�lancolique. Je me sens assez fort pour te suivre. D'ailleurs, cet endroit qui renferme les cailloux jaunes n'est pas loin, n'est-ce pas? Nous y serons bient�t? --Le temps qu'il faut pour cuire des racines de kamassas, dit-elle. --Ah! reprit-il, il me tarde d'�tre arriv� car apr�s cela... quand j'aurai enfin cet or... Il s'interrompit, craignant peut-�tre de faire une r�v�lation inopportune, et ses yeux, qui s'�taient enflamm�s, se, tourn�rent avec bienveillance sur la jeune fille. --Apr�s cela, dit-elle d'une voix palpitante, mon fr�re deviendra l'�poux de la vierge clallome? --Poignet-d'Acier lui doit la vie, s'�cria-t-il en �ludant la r�ponse directe que sollicitait cette question; Ouask�ma l'a arrach� aux flots de la mer; pendant deux fois cent nuits elle l'a soign� et veill� sans rel�che ni repos, avec la sollicitude d'une, femme aimante et d�vou�e. C'est � elle que le chef blanc doit d'�tre gu�ri de sa blessure. Son coeur n'est pas ingrat. Il n'oubliera jamais cc que sa soeur a fait pour lui. --Ouask�ma est bien heureuse! dit tristement l'Indienne, � demi satisfaite par cette protestation �quivoque, car, dans les �mes bien �prises, la passion a le don de seconde vue. Ils march�rent pendant un quart d'heure en silence. La Clallome �tait distraite. Quelque pens�e am�re la pr�occupait, car, de temps en temps, une larme roulait lentement sur ses joues et tombait � terre; mais Villefranche ne remarquait pas ces pleurs. Son coup d'oeil d'aigle ne cessait d'explorer la montagne, depuis son couronnement, aussi blanc et uni qu'un c�ne d'alb�tre, jusqu'� sa base gris�tre et d�chir�e par mille fissures. Cependant, � mesure qu'ils avan�aient, sa physionomie changeait, son teint se colorait, ses regards devenaient plus intenses. --Ah! la ravine! fit-il tout � coup en s'�lan�ant vers une �troite fondri�re qui serpentait � leur droite. --C'est l� que sont les cailloux jaunes qui brillent au soleil, mon fr�re! lui cria Ouask�ma courant apr�s lui. Villefranche ne l'entendait pas. Il s'�tait jet� en bas du pr�cipice. Son coeur battait violemment, ses tempes �taient baign�es de sueur, ses jambes flageolaient sous lui. Il s'appuya contre une pierre pour se remettre un peu. Au-dessus de cette pierre s'�tendait un acacia charge de lianes et de convolvulus, et que le vent avait courb� de telle sorte que son tronc s'�tendait horizontalement sur le ravin, � quelques pieds seulement du fond. Des halliers �pais h�rissaient ses racines. Debout, fi�vreux et fr�missant sous l'arbre, Poignet-d'Acier cherchait � dompter l'�motion qui l'envahissait, quand sa vue tomba sur des fragments de pelleterie; puis sur des ossements, sur un cr�ne humain! Il examina les lieux. Jacques! dit-il sourdement. C'est ici qu'il est mort! Oui, dans cette excavation. A l'ombre de cet acacia. Les roches que j'avais amoncel�es autour de son cadavre n'ont pu le pr�server de la dent des loups. Voil� les d�bris de son squelette! Pauvre homme, bon, fid�le,... mais nul sans initiative... Qu'est-ce que cela? Villefranche, qui venait d'apercevoir sur le sol un petit octangle de cuir fix� � un cordon, le ramassa. Un scapulaire! reprit-il avec un sourire sarcastique. Il croyait � ces amulettes, lui, Jacques! Peut-�tre avait-il raison, ajouta-t-il ensuite d'un ton grave, car au moins ils jouissent du repos ici-bas ceux qui ont la foi! Et apr�s un moment de r�flexion: --Mais j'y songe, ce sachet, c'est le signe de reconnaissance des enfants de ma fille, d'Ad�le! Jacques me l'a dit; je l'avais oubli�... --Mon fr�re c'est pr�s de ce ruisseau, � ta gauche, que tu trouveras les cailloux jaunes qui brillent au soleil. Tiens, regarde, en voici un, dit alors une voix � l'oreille du capitaine. Il se h�ta de serrer dans sa poche le sachet et prit avidement une grosse p�pite que lui tendait Ouask�ma. Pour mieux la contempler, il fit quelques pas en avant et la jeune fille demeura sous l'acacia, dont les rameaux inf�rieurs effleuraient presque son chapeau d'�corce. A cet instant, un animal �trange se glissait sournoisement � travers le feuillage. Il avait le corps couvert de poils roux, la t�te noire, les yeux petits, flamboyants comme des �meraudes, les griffes longues, minces, l'apparence et les allures d'un gros chat. Il arriva � deux pieds de Ouask�ma, s'arr�ta, se replia sur lui-m�me, fit un bond et tomba, avec un rugissement d'une �pret� glaciale, sur de l'Indienne. Elle poussa un cri de douleur que suivit imm�diatement un coup de feu. Comme s'il e�t �t� m� par un ressort, Poignet-d'Acier tourna sur lui-m�me, sa carabine � l'�paule et pr�t � tirer. Au sommet du ravin, fuyait un homme mont� sur un bison blanc, � la crini�re noire comme l'�b�ne. Oli-Tahara! murmura le capitaine en rabaissant son arme. --Mon fr�re! dit une voix faible � c�t� de lui. Villefranche tressaillit, reporta ses yeux sur le ravin. Horrible spectacle! Ouask�ma, la Vierge clallome, la Belle-aux-cheveux-noirs, �tait �tendue sur la roche, dans une mare de sang. Pr�s d'elle hurlait, en grin�ant des dents et �raillant la pierre avec ses griffes, un hideux carcajou. L'animal avait �t� perc� d'outre en outre par une balle, qui avait ensuite coup� l'art�re jugulaire de la T�te-Plate. Du bout de sa crosse, Poignet-d'Acier repoussa l'affreuse b�te expirante et se pencha vers la pauvre Indienne, que la mort marquait d�j� de son sceau ind�l�bile. --Mon fr�re, donne-moi ta main! balbutia Ouask�ma. Et, quand il eut complu � son d�sir: --Dans le monde des esprits nous nous reverrons, lui dit-elle... Hias-soch-a-la-ti-yah l'avait dit: Ouask�ma ne pouvait avoir d'autre �poux que le chasseur blanc... La haut il tiendra sa promesse... Ouask�ma est joyeuse de mourir ainsi... Que mon fr�re pense � la petite Merellum... Apr�s ces mots, elle rendit l'�me. Oli-Tahara, le Dompteur-de-Buffles, l'avait-il tu�e sans intention, en voulant la pr�server de la f�rocit� du carcajou, ou bien la jalousie l'avait-elle pouss� au meurtre? FIN Gigny (Yonne), octobre 1861. ________________________________________ Coulommiers.--Imp. P. Brodard et Gallois End of the Project Gutenberg EBook of La T�te-Plate, by �mile Chevalier *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA T�TE-PLATE *** ***** This file should be named 18944-8.txt or 18944-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/8/9/4/18944/ Produced by R�nald L�vesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE ***